De la résistance des prolétaires. – Quoi qu’il en coûte, Le virus, l’État et nous
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De la résistance des prolétaires. – Quoi qu’il en coûte, Le virus, l’État et nous

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« Non, je ne rentrerai pas, je ne foutrai plus les pieds dans cette taule, c’est trop dégueulasse ! »

Jocelyne in Pierre Bonneau, La Reprise du travail aux usines Wonder, juin 1968.

« J’en pouvais plus de rester enfermé avec mes collocs, du coup j’me suis inscrit en intérim ! »

Un camarade, mars 2020

Nous republions ici plusieurs longs extraits choisis du texte Quoi qu’il en coûte, le virus l’état et nous rédigé par Tristan Leoni et Céline Alkamar et publié sur le site DDT21.noblog.org. Nous vous invitons à aller le lire dans son intégralité sur DDT21 ou encore à suivre le débat qu’il a pu générer dans les commentaire du site dndf : http://dndf.org/?p=18497

Face à la double injonction contradictoire du gouvernement appelant à rester chez soi, mais à continuer dans la mesure du possible de travailler (protéger la population, sauver l’économie), face au cynisme et à l’incompétence apparente de nos gouvernants, un certain mécontentement est palpable. Mais bien des conflits n’auront pas lieu, car des centaines de milliers d’entreprises vont choisir le mécanisme « exceptionnel et massif » de chômage partiel proposé par le gouvernement. Et si nombre de travailleurs se sentent méprisés, traités comme de la chair à canon, aucun mouvement de protestation ne semble émerger à l’heure actuelle. L’effet paralysant de la crise est le plus fort.

Il y a certes eu quelques débrayages, notamment durant la première semaine de confinement1 du fait de l’absence de mesures sanitaires sur certains sites ; les grévistes demandant alors une amélioration des conditions de travail ou bien la fermeture de l’entreprise et le recours au dispositif de chômage partiel. La colère s’élevant parfois lorsque des ouvriers constatent qu’une partie de la direction et de l’encadrement de leur boîte a disparu, ayant opté pour le télétravail, alors qu’eux sont condamnés à prendre des risques. Quelques grèves ont pu éclater aussi après la découverte d’un cas de coronavirus au sein du personnel et, dans quelques cas, afin d’obtenir une prime exceptionnelle pour le risque encouru par les salariés. Ces batailles paraissent toutefois menées selon des méthodes assez classiques et généralement avec un encadrement syndical très banal (par exemple, un débrayage d’une partie du personnel pendant une demi-journée).


On notera aussi que, dans de nombreuses entreprises, des prolétaires ont fait valoir leur « droit de retrait », lequel permet à un salarié de cesser le travail pour cause de danger « grave et imminent pour sa vie ou sa santé » – essentiellement à titre individuel, mais aussi parfois collectivement, manière détournée de faire grève. Que le taux d’absentéisme a également fortement augmenté depuis le déclenchement de la crise, plus particulièrement dans des secteurs comme l’agroalimentaire et le nettoyage, où il atteindrait jusqu’à 40 %2. Enfin de très nombreuses entreprises ont été obligées sous la pression des salariés de mettre en place des mesures sanitaires pour éviter un conflit en cette période cruciale ; c’est notamment le cas dans un secteur en tension comme celui de la grande distribution (sans doute avec des disparités).
Mais, dans l’ensemble, les actions collectives de résistance ont été, en définitive, assez peu nombreuses si l’on pense que c’est presque tous les travailleurs qui, au départ, ont été confrontés à la question du risque, puis sans doute entre un quart et un tiers des salariés du privé qui ont été obligés de continuer à aller travailler. Pour l’instant, la conscience qu’ont acquise certains travailleurs du caractère stratégique de leur emploi (santé, grande distribution, logistique) n’a pas, mécaniquement, augmenté leur combativité. Le salariat est un rapport social qui nie l’humanité du travailleur. Mais la mise à jour, la découverte pour certains, de cette vérité s’accompagne d’une autre, celle d’un prolétariat largement fragmenté, atomisé. La peur, l’insécurité que ressentent de nombreux travailleurs accroissent les tensions, et, en cette période d’épidémie, les témoignages de comportements individualistes sur les lieux de travail ne manquent pas. Dans l’incertitude, la solidarité comme l’égoïsme peuvent se renforcer ; la pression morale, et patronale, sur les travailleurs selon laquelle de leur activité dépend le sort « du pays » participe à ce déchirement interne entre « responsables » et « irresponsables ». La crise semble pousser la majorité d’entre eux à accepter « le sacrifice » pour « la survie » de la population.
Ceux qui ont fait grève ou, le plus souvent, qui ont exercé leur droit de retrait ne l’ont pas fait pour ne pas aller travailler, pas davantage pour protester contre les mesures sécuritaires du gouvernement, mais pour ne pas aller travailler dans ces conditions-là3. Pourtant, c’est bien la lutte des classes qui pointe ici son nez à travers la contradiction entre les intérêts de la production et des échanges marchands et ceux des travailleurs, c’est-à-dire ici leur santé.

Il est impossible de savoir à quel point cette grogne a pu contribuer aux fermetures d’entreprise. Elle s’est sans doute ajoutée à un mouvement plus vaste de paralysie générale du pays durant cette première semaine de confinement. Les arrêts de travail ont eu un effet boule de neige depuis les usines chinoises jusqu’aux industries françaises (par exemple, du fait du manque de pièces détachées), via les sous-traitants en cascade et des commandes en chute libre (la consommation en France a baissé d’un tiers depuis le 17 mars4) ; effet amplifié par de nombreux éléments perturbateurs dont la fermeture des établissements scolaires.

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Le soulèvement (1860) Honoré Daumier

La situation de l’économie française et des 26 millions de salariés travaillant en France est difficile à cerner, d’autant qu’elle est évolutive (arrêts/reprises d’activité), et que les chiffres disponibles sont parfois contradictoires. On peut toutefois en dégager quelques ordres de grandeur en ce début du mois d’avril :

Le dispositif de chômage partiel qui, il est vrai, peut n’être que partiel, concernerait en ce moment pas moins de 9 millions de salariés, soit presque un salarié du privé sur deux. Chiffre qui fait écho à celui selon lequel l’activité économique serait réduite d’un tiers du fait de la crise sanitaire (fin mars), bien que nombre de prolétaires ayant perdu leur emploi ne bénéficient pas de ce dispositif : ceux qui ont tout bonnement été licenciés, les précaires qui n’ont pas vu leur contrat reconduit, beaucoup d’intérimaires, et la masse des travailleurs au noir5. Alternative au problématique licenciement partiel ou complet du personnel, le dispositif simplifié et élargi d’activité partielle, qui ne coûte rien à l’entreprise6, lui offre au contraire de conserver ses salariés formés et disponibles, et doit permettre une reprise rapide du travail.
Pour cela, l’État va devoir débourser des dizaines de milliards d’euros ; mais c’est aussi le prix à payer pour éviter qu’à la crise sanitaire s’ajoute une catastrophe sociale génératrice de conflits. Cette stratégie du maintien des revenus  qui comprend prolongation des indemnités de chômage, versement anticipé d’allocations, etc.  ne répond évidemment pas à un instinct philanthropique, mais au besoin d’une relative stabilité sociale (permettant par exemple d’éviter la question, quasi taboue, de l’interruption du paiement des loyers).

Et il y a ceux qui continuent de travailler, la plupart. Le recours au télétravail, qui peut lui aussi n’être que partiel, concernerait 8 millions de salariés (en gros, un quart des actifs, dont la majorité des cadres, mais aussi beaucoup d’employés et de fonctionnaires)7. Les autres, c’est-à-dire une large part sinon la majorité de ceux qui travaillent « avec leurs mains », vont encore bosser sur leur lieu de travail, malgré le risque de contamination.

Alors que des secteurs « ouvriers » ont été presque entièrement mis à l’arrêt en mars  le bâtiment, par exemple –, l’heure est déjà à la remise en route pour de nombreuses industries. Après avoir parfois contribué à la fermeture de sites, les syndicats sont aujourd’hui en négociation avec le patronat pour organiser la reprise générale de l’activité économique8.
Dans l’industrie automobile, complètement à l’arrêt depuis la mi-mars9, des accords d’entreprise quasi identiques ont été signés chez Renault et chez PSA entre les syndicats majoritaires et la direction (on imagine le rapport de force dans ces usines vidées de leurs salariés). Ils prévoient le maintien de 100 % du salaire pour les ouvriers dans le cadre du chômage partiel (la part non prise en charge par l’État sera financée par un fonds de solidarité abondé par l’entreprise et, sous forme de congés perdus, par les salariés eux-mêmes), des mesures garantissant la protection sanitaire des salariés, une reprise graduelle de la production (pour éviter une surproduction), une flexibilité du travail accrue permettant d’intensifier la production si nécessaire (par exemple, des semaines de six jours de travail ou la limitation des durées de congés payés). Les accords de ce type vont sans doute se multiplier dans les prochaines semaines. On voit ici que le rôle des syndicats pourrait être essentiel à une reprise du travail dans de bonnes conditions, mais leur profonde faiblesse risque d’être regrettée tant par les salariés que par les patrons et le gouvernement.

Si la relance de l’économie va se faire progressivement pour des raisons sanitaires et techniques, certains avancent également des raisons sociales à cette lenteur. En effet, après tant de mensonges, de cynisme et d’incompétence, comment la population réagira-t-elle à l’injection de milliards d’euros dans l’économie, à l’« effort national » et aux nouveaux sacrifices qui leur seront demandés ? Beaucoup (surtout en milieu militant) clament que « le jour d’après » sera donc celui d’une expression de colère inégalée – de toute évidence, le gouvernement envisage aussi cette possibilité.
Nous espérons bien sûr un tel sursaut, même si le niveau de résistance des travailleurs en cette période de confinement ne le laisse guère présager. Certes, la tension sur les revenus et les prix, la hausse des loyers, la baisse du niveau de vie ont poussé, il y a peu, de nombreux prolétaires dans la rue, dans une explosion de colère inattendue, et inédite dans sa forme (les Gilets jaunes) ; mais cet épisode a été suivi d’une mobilisation des prolétaires contre la réforme des retraites très faible et renouant, dans sa forme, avec des méthodes classiques. C’est que la dynamique de la lutte des classes n’a rien de mécanique. Qu’est-ce qui déclenche la révolte ? Certainement pas le fait de toucher le fond (qui serait un abyssal niveau de pauvreté ou l’instauration d’une dictature). Dans son dernier ouvrage, l’historien et démographe Emmanuel Todd reprend à sa manière l’hypothèse du basculement, qu’il lie à « l’arrivée en masse dans la vie active de générations qui […] n’ont pas connu le monde plus pauvre d’avant : [dont l’]existence s’inscrit, avant le déclin de ces dernières annéesdans un monde prospère. Ces générations sont d’autant plus sensibles à la chute10 ».


Si l’on peut espérer que la crise contribue à bousculer les idées reçues sur le travail (sa valeur, son utilité, son caractère essentiel ou non, la hiérarchie des salaires), la route de la critique de l’exploitation, presque disparue des radars depuis des années, risque d’être encore longue. Quant à la haine à l’encontre de Macron et de son gouvernement, ressentie par une part croissante de la population, il y a peu de chance qu’elle débouche sur une critique de l’État. Au contraire vont sans doute s’accentuer la demande (déjà présente) de son retour et l’envie d’un gouvernement qui, enfin, soit compétent et réellement au service de la population, et non pas à celui des capitalistes les plus puissants. Davantage que leur violence, c’est le discours interclassiste des Gilets jaunes qui menace de ressurgir, car ici, réellement, nombre de « petits patrons » et artisans « souffrent » aussi de la crise.
La rentrée sociale (personne ne peut dire quand, ni dans quelles conditions sanitaires et sécuritaires) sera très probablement marquée par des émeutes du samedi bien plus vigoureuses que celles des derniers « actes » des Gilets jaunes – dont on n’évitera pas la dimension rituelle avant tout destinée à des militants surmobilisés –, mais elle le sera aussi par les manœuvres de politiciens très en verve, parfois prétendument radicaux, qui tenteront de refourguer leur camelote alternative à des prolétaires exaspérés mais déboussolés.

Tristan Leoni et Céline Alkamar pour le site DDT21.noblog.org

1On trouvera sur le site du collectif Classe une ébauche de cartographie de ces grèves.

2Lire par exemple O. Michel, « Coronavirus Covid-19 : à Lyon, une société de nettoyage et de restauration s’inquiète pour ses salariés », france3-regions.francetvinfo.fr, 4 avril 2020.

3En Belgique, les travailleurs de plusieurs chaînes de supermarchés font grève le 1er avril pour réclamer une revalorisation de leurs salaires et des congés supplémentaires. Luc Van Driessche, « La température sociale sous contrôle dans les supermarchés », lecho.be, 2 avril 2020.

4En « sens inverse », un pays comme le Cambodge, très peu touché par le virus, voit 500 000 travailleurs de l’industrie textile menacés de chômage du fait de l’arrêt des commandes européennes et américaines. Voir « Pandémie. Pour les ouvriers du prêt-à-porter au Cambodge, un cataclysme à venir », courrierinternational.com, 8 avril 2020.

5En février 2019, un rapport du Conseil d’orientation pour l’emploi estimait qu’environ 2,5 millions de personnes pratiquaient le travail non déclaré (les taux de dissimulation par les employeurs étant les plus forts dans l’hôtellerie-restauration, le commerce de détail alimentaire, le BTP, le gardiennage, l’agriculture et les services à la personne).

6L’indemnité de chômage partiel versée à un salarié représente 70 % de sa rémunération antérieure brute, soit environ 84 % du salaire net (du fait de l’absence de cotisations sociales). La part cofinancée par l’État et l’Unédic et versée par l’État à l’entreprise était forfaitaire avant la crise du Covid-19. Le dispositif exceptionnel d’activité partielle mis en place le 26 mars 2020 prévoit que « l’allocation d’activité partielle versée à l’employeur […] couvre désormais 70 % de la rémunération antérieure brute du salarié, dans la limite d’une rémunération de 4,5 Smic, avec un minimum de 8,03 euros par heure ». La charge pour l’employeur est donc ramenée à zéro pour tous les salariés dont la rémunération est inférieure à 4,5 Smic brut. (Il peut arriver qu’une clause d’un accord collectif d’entreprise ou de branche prévoie que l’employeur rémunère ses salariés au-delà de 70 % du salaire en cas de chômage partiel, ou que celui-ci s’y engage unilatéralement. Il lui revient alors la charge de l’excédent.) Le montant minimal de 8,03 euros par heure permet de maintenir à 100 % de leur salaire le niveau d’indemnisations des travailleurs rémunérés au Smic. Enfin, la procédure administrative est amplement allégée et accélérée.

7La productivité de ces nouveaux télétravailleurs semble moindre qu’en temps normal. Les différentes enquêtes concluaient jusqu’alors à la satisfaction de la majorité de ces travailleurs, bien que 55 % d’entre eux aient observé une augmentation de leur temps de travail quotidien. Voir Thuy-Diep Nguyen, « Télétravail en confinement: « Il est compliqué d’être aussi productif qu’en temps ordinaire » », challenges.fr, 7 avril 2020 et « Le télétravail améliore-t-il la qualité de vie au travail ? », veille-travail.anact.fr, 20 décembre 2018.

8Simon Chodorge, « Quelles usines françaises ont fermé à cause du Covid-19 ? », usinenouvelle.com, 18 mars 2020.

9Sauf des activités comme la fourniture de pièces détachées, notamment pour les véhicules sanitaires d’urgence, ainsi que quelques activités de recherche et développement ou les projets de fabrication de respirateurs médicaux.

10Emmanuel Todd, Les luttes de classes en France au xxisiècle, Paris, Seuil, 2020, p. 40.

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Ecrit par
Ben.Malacki
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La fin justifie les moyens ? Cela est possible. Mais qui justifiera la fin ?
À cette question, que la pensée historique laisse pendante, la révolte répond : les moyens

— Albert Camus, L’Homme révolté

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