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Nous republions ici plusieurs longs extraits choisis du texte Quoi qu’il en coûte, le virus l’état et nous rédigé par Tristan Leoni et Céline Alkamar et publié sur le site DDT21.noblog.org. Nous vous invitons à aller le lire dans son intégralité sur DDT21 ou encore à suivre le débat qu’il a pu générer dans les commentaire du site dndf : http://dndf.org/?p=18497
Il est à l’heure actuelle impossible de savoir combien de temps vont durer l’épidémie et la crise sanitaire, mais le confinement ne saurait se prolonger ainsi indéfiniment. Les mesures ne tarderont pas pour amorcer la reprise graduelle des secteurs aujourd’hui à l’arrêt, sans avoir l’air pour autant de mettre en danger la santé des travailleurs (ce qui semble peu vraisemblable sans une campagne dépistage). Une période de transition post-confinement verra sans doute certaines règles sanitaires et sécuritaires perdurer (distanciation sociale, interdiction des rassemblements, etc.), mais la vie quotidienne et le travail finiront par reprendre leur cours pour tout le monde. Mais le reprendront-ils « normalement » ? Bien qu’on ne cesse de nous répéter que plus rien ne sera comme avant, le monde « d’après » sera-t-il si différent ?
Certes, la période qui s’annonce menace d’être dramatique. La réduction progressive de cette crise sanitaire inédite va probablement coïncider avec une période de crise économique, elle, beaucoup plus classique – d’ailleurs annoncée depuis longtemps –, qui atteindra les pays centraux de plein fouet : perturbation continue de la production et du commerce mondial, faillites de banques, destruction de capital constant, épargnants ruinés, millions de chômeurs supplémentaires, etc. Ici, à nouveau, impossible de prévoir l’ampleur ou la durée d’une telle crise – sans compter que de nouvelles vagues d’épidémie sont possibles –, ni de savoir si elle serait suivie d’un bond de la croissance ; on ne sait d’ailleurs même pas comment se fera la remise en route de l’économie (en fonction des secteurs) ces prochains mois. Mais les reconfigurations économiques changeront immanquablement l’aspect de la production capitaliste et mettront un terme à la période dite de mondialisation ou de néolibéralisme.
Certaines tendances déjà sensibles vont sans doute s’accélérer : relocalisation de certaines industries dans les pays centraux1, protectionnisme, modernisation de certains secteurs, orientation de la production dans le cadre d’une « transition écologique » et capitaliste sous les couleurs d’un développement durable écoresponsable (réduction des transports), renouveau d’une agriculture de proximité (vers une autosuffisance alimentaire en légumes et en produits bio, cela va se soi), etc. À d’autres échelles, la crise du coronavirus poussera sans doute les pays occidentaux à la recherche d’un monde fait de zones de sécurité sanitaire : la généralisation de la « télé-existence » via le digital, la 5G et l’intelligence artificielle (notamment dans le domaine de la santé, de l’hygiène et de la culture), d’un transhumanisme écologique ; l’accroissement du télétravail (baisse du coût du foncier pour les entreprises)2 ; l’ubérisation accentuée de la main-d’œuvre ; etc. Un monde presque parfait, destiné à une seule frange de la population, et qui ne pourra qu’accentuer les antagonismes et rancœurs de classe sur le territoire.
En attendant, il est évident que, après une période de trêve, ce sont les prolétaires qui, d’une manière ou d’une autre, vont devoir payer les milliards dépensés par l’État durant la crise et ceux perdus par les entreprises. En France, toujours sous le prétexte d’« union nationale » et d’efforts pour la « reconstruction », les travailleurs devront sans doute faire face à des mesures de gel des salaires, à des politiques inflationnistes, voire à des coupes dans les programmes sociaux3. Pour la période de « l’urgence sanitaire », le gouvernement français décide déjà par ordonnances d’un large « assouplissement » des règles relatives aux congés payés et RTT, au temps de travail, etc4. Une fois la crise passée, que restera-t-il de ces dispositifs exceptionnels ? Certains seront-ils inscrits dans la loi comme ce fut le cas après la fin de l’état d’urgence « tout court » ? Les premiers accords d’entreprise signés en période de coronavirus, dans l’automobile, visent à accroître la flexibilité du travail et la productivité. Ici encore, ce n’est pas un grand tournant qui s’annonce, mais une féroce accélération.
Cette nécessité de faire payer la crise aux travailleurs pourrait sembler contradictoire (et l’est en partie) avec ce qui sera peut-être le fait nouveau de ces prochaines décennies, à savoir le retour de l’État. D’un État qui ne serait plus uniquement au service des intérêts particuliers d’une fraction des capitalistes, mais redeviendrait l’outil essentiel à la bonne marche de l’ensemble du mode de production capitaliste. Outre des politiques économiques protectionnistes et nationalistes (retour de certaines productions en France), c’est sa politique sociale que l’État pourrait « réinventer » (loin de toute formule keynésienne, dont il n’a pas les moyens). Car, dans un État moderne, assurer le contrôle de la population, c’est aussi veiller à sa « protection ».
Les prolétaires sont, on le sait, toujours de trop mais toujours nécessaires, d’autant plus lorsqu’ils assurent une productivité aussi élevée qu’en France. Or on sait aussi que l’État tient une place de plus en plus grande dans la reproduction globale de la force de travail… et la santé en fait partie. Beaucoup l’avaient oublié, y compris parmi les capitalistes, dont les profits sont aujourd’hui compromis par les « réformes », les réductions budgétaires, auxquelles ils ont eux-mêmes acculé l’État, en premier lieu dans les hôpitaux. C’est bien la faiblesse de l’État, de sa politique, de ses services de santé, qui oblige à ce confinement, contribuant à condamner l’économie. Les gouvernements prochains seront sans doute soumis à des pressions contraires de la part de différentes fractions capitalistes, et tiraillés entre démantèlement ou renforcement des services publics, selon les secteurs, afin d’éviter qu’une nouvelle crise de ce genre ne survienne.
Un même dilemme se posera pour les questions sécuritaires. Pour faire endurer aux prolétaires les épreuves qui les attendent, le gouvernement devra faire usage de fortes doses de propagande (plus efficaces que jusqu’à présent). Mais il devra aussi remettre en ordre de marche et améliorer son outil répressif, qui, avec l’épisode Covid-19 et après celui des Gilets jaunes, a montré à nouveau de nombreuses défaillances et son incapacité à gérer la situation autrement que par de très coûteux parachutes sociaux. Demain, comment réagirait l’État face à une insurrection d’une virulence et d’une ampleur accrues ? Certains, au sein de la classe capitaliste, se posent sans doute cette question, mais sont en désaccord sur les réponses à y apporter. En tout état de cause, et davantage que sur une « militarisation » des rues, un quelconque fascisme ou la réinstauration du contrôle aux frontières, l’État devrait miser sur la reconstitution d’un outil policier puissant et efficace, ce qui passerait notamment par une forte augmentation des effectifs et l’octroi de budgets conséquents (de même pour la justice et l’armée de terre). Mais il y a fort à parier que, si investissement il y aura, il sera sans doute moins judicieux5 : il ne se portera pas sur les personnels, car le fonctionnaire est jugé trop coûteux, mais sur les technologies à la mode qui ont fait leurs preuves en Asie telles que la géolocalisation, le pistage via les applications des smartphones6, la reconnaissance faciale, etc. Cette stratégie, qui pourrait être bénéfique en matière de croissance du PIB, risque pourtant d’être freinée par l’environnement juridique que connaissent nos démocraties. Reste aussi, encore et toujours, la question du budget, car, on l’a vu, les gouvernements adaptent en réalité leur stratégie à l’épaisseur de leur portefeuille.
Même si l’équipe Macron tentera de faire oublier son incompétence crasse en matraquant davantage les prolétaires, sa gestion de la crise du coronavirus lui coûtera certainement une partie de ses soutiens, notamment de certaines fractions des capitalistes, qui voudront miser sur un autre cheval. Comme, pour l’heure, ceux-ci n’opteront ni pour Mélenchon ni pour Le Pen7, et que la visibilité est nulle, le statu quo pourrait bien être la seule issue politique.
La peste noire du XIVe siècle alimenta probablement l’idée de réformes politiques et religieuses, jusqu’à la réforme protestante de 1517 (répondre à la colère de Dieu, purifier les mœurs, suivre davantage les préceptes divins, mener une vie plus simple, réduire notamment les excès, etc.). Mais, selon l’historienne Claude Gauvard, « la société médiévale n’a pas tiré les leçons de la crise, […] rien n’a vraiment changé. La crise a au contraire développé l’individualisme et exacerbé la xénophobie, le repli8 ». Le président Macron a eu beau mettre en garde contre la tentation du « repli nationaliste » dans son intervention du 12 mars, la propagation de l’épidémie a poussé la quasi-totalité des pays de la planète à fermer leurs frontières ou, du moins, à en restreindre fortement le passage. Et s’il est vrai que le virus « ne connaît pas les frontières », les hommes susceptibles de le transporter, et en particulier les étrangers, sont désormais refoulés ou traités avec suspicion dans tous les pays de la planète. Dans l’Union européenne, il est évident que les discours sur la fin des frontières, leur inutilité ou même l’impossibilité technique et juridique de les fermer auront fort peu de poids lors des prochaines élections… contrairement aux promesses protectionnistes, souverainistes ou populistes, de droite comme de gauche (et que l’on repense à certains aspects de la révolte des Gilets jaunes9). L’une des rares certitudes du moment est que le discours « de gauche », « anticapitaliste », qui depuis bien des années a abandonné la critique de l’exploitation pour sombrer dans celle de la mondialisation, des 1 %, des banques et du néolibéralisme, risque de se trouver fort dépourvu dans la période qui s’annonce. À tous les niveaux, rien n’indique que l’avenir sera particulièrement radieux… La revanche du biologique est impitoyable. Et si celle des prolétaires n’est toujours pas annoncée, nul doute que l’exacerbation des problèmes économiques entraînera une intensification de la lutte des classes, probablement sous des formes inédites.
Tristan Leoni et Céline Alkamar pour le site DDT21.noblog.org
1« Avec l’augmentation des salaires dans les pays émergents et la nécessité de réduire l’empreinte écologique du transport, le mouvement était déjà enclenché. Le moment est favorable pour aller plus loin », Fanny Guinochet, « Vers un vaste mouvement de relocalisation ? », L’Express, 12 mars 2020.
2Le télétravail avait déjà bondi durant les grèves de décembre 2019. Il pourrait concerner entre 30 et 45 % des emplois à l’avenir.
3« Si la société veut relocaliser plus, c’est possible, mais ça ne peut pas être une décision des seules entreprises, ce doit être un choix de société », jugeait le patron de PSA, le 6 mars. Voir Fanny Guinochet, ibid.
4La loi Travail et les ordonnances Macron prévoyaient déjà bien des possibilités de dérogation au Code du travail.
5C’est-à-dire, sur le long terme, moins efficace pour le contrôle des populations et donc, en fin de compte, moins désavantageux pour les prolétaires.
6En Corée du Sud, et semble-t-il dans certaines villes chinoises, les données personnelles des malades sont mises en ligne sur internet et consultables par l’ensemble de la population. Il est ainsi possible de vérifier, en temps réel, où les porteurs se trouvent et où ils se déplacent. Ces données de tracking sont recueillies à travers les images de vidéosurveillance et l’analyse des cartes bancaires ou des téléphones des malades ; en cas de refus de partager de ces informations, les patients récalcitrants risquent jusqu’à deux ans de prison. Lorsqu’un malade est dépisté positif, des messages sont envoyés à ses amis et à sa famille pour les en avertir. Voir « Coronavirus : en Corée du Sud, les malades sont suivis à la trace et en temps réel sur internet », lci.fr, 23 mars 2020.
À ce sujet et pour une vision prospective très sombre, voir l’article de Gideon Lichfield, « Il n’y aura pas de retour à la normale », terrestres.org, 24 mars 2020.
7La crise financière que connaît aujourd’hui le RN, si elle devait se conclure par une liquidation judiciaire et la mise hors jeu de ce parti, ouvrirait une fort incertaine boîte de Pandore. Tout deviendrait possible d’un point de vue électoral.
8Thibaut Le Gal, « Coronavirus : “Après la peste noire, la société médiévale n’a pas tiré les leçons de la crise”, rappelle l’historienne Claude Gauvard », 20minutes.fr, 27 mars 2020.
9Qu’on ne se méprenne pas sur notre « critique » du mouvement des Gilets jaunes. Voir par exemple Tristan Leoni, Sur les Gilets jaunes. Du trop de réalité, 80 p., disponible sur ddt21.noblogs.org