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Chapitre 1 : Critères de rentabilité, COVID-19 et réification de la maladie
A posteriori, certaines décisions politiques dans la gestion de la crise pandémique du COVID-19 ont pu sembler socialement et économiquement irrationnelles. Il parait en effet difficile de justifier aujourd’hui la communication sur la non-dangerosité du virus, la suppression des réserves de masques de protection, l’absence de dépistage massif ou encore la mise en place tardive de mesures de confinement. Le sentiment d’incohérence découlant de ces choix politiques pousse un nombre conséquent de personnes à envisager le complot comme forme possible d’explication. Cette série d’articles vise à démontrer et à expliquer qu’au contraire, ces choix relèvent d’un processus rationnel inhérent au fonctionnement du système économique actuel basé sur la rentabilité statistique. Au-delà de l’incompétence particulière de certains personnels politiques, pénétrer le fonctionnement des indicateurs statistiques nous permet de nous rendre compte de leur faible lien avec la réalité sociale qu’ils prétendent représenter sous forme modélisée. Pourtant, ils demeurent l’élément principal utilisé pour orienter les choix des décideurs publics ainsi que pour établir les protocoles standardisés guidant chaque tâche. L’utilisation de ces éléments a eu un impact décisif dans les choix de gestion de cette pandémie. Donnant l’illusion de fonctionner tant bien que mal en temps normal, les périodes de crise comme celle de la pandémie de COVID-19 soulignent les contradictions internes liées au fonctionnement du système économique actuel. A la lumière de cette pandémie, cette suite d’articles ambitionne de s’y pencher en détail.
Coronavirus, comment le système économique décide de qui doit vivre ou mourir ?
La pandémie de coronavirus a poussé à saturation les systèmes hospitaliers de nombreux pays du monde. Les personnels de soins des hôpitaux de Paris, New York ou Milan ont été confrontés au dilemme de devoir choisir quel patient en état grave devait être admis ou renvoyé à son domicile alors qu’il nécessitait des soins urgents. Dans certaines régions d’Italie[1] ou de France, on a rapidement vu des protocoles se mettre en place pour décider quels patients devaient être refusés. Dans la plupart des cas, la discrimination s’est faite sur des critères d’âge, les patients plus jeunes étant considérés comme prioritaires sur les plus âgés. On a ainsi vu des établissements refuser systématiquement l’hospitalisation à des patients de plus de 70 ans, puis de 60 voire de 50 ans.
Dans d’autres hôpitaux a été mis en place un arbre décisionnel de tri des malades[2] où les personnels devaient déterminer le « score de fragilité » des patients avant de décider de leur hospitalisation ou non. Basé sur l’âge ainsi que sur les différentes pathologies et traitements, ce score permet en définitive en cette période de crise de déterminer s’il est rentable de tenter de sauver la vie du patient.
Dans les deux cas, le but principal est de donner une feuille de route, discriminante mais claire, aux personnels soignants chargés de la décision de l’hospitalisation. D’ailleurs, la plupart d’entre eux ne sont pas au fait des processus à l’œuvre dans les directives qu’on leur donne pour le choix des patients. En effet, plus que la santé du patient et les chances réelles de le sauver, les protocoles qui gouvernent son acceptation ou non en hospitalisation sont déterminés par des critères statistiques de rationalité visant la maximalisation de la rentabilité économique.
La pandémie de COVID-19 a mis en lumière ce cas extrême où les personnels soignants se retrouvent confrontés quotidiennement au fait de devoir choisir qui pourra aller en réanimation ou non en raison de la saturation des services. Pourtant, en temps normal, des critères de rentabilité économique sont utilisés de manière systématique dans la prise de décision s’agissant des protocoles de soin. Notamment pour déterminer la valeur d’une vie humaine ; pour choisir s’il est intéressant financièrement d’administrer ou non un traitement à un patient en fonction de son coût ; pour déterminer les années de vie qui lui restent théoriquement à vivre s’il est soigné ; ou encore si une politique publique de santé (prévention, protection, achat de masque) peut être considérée comme rentable au vu de son impact statistique. En définitive et à l’instar des banques, des entreprises et des Etats évalués en fonction de leurs risques de défaut de paiement, les patients atteint du COVID se voient attribuer une note en fonction de leur risque de « défaut de vie » : autrement dit leur mort.
Comme nous l’affirmions à propos des mouvements sociaux et de leurs relations aux réseaux sociaux numériques :
« La société liquide est également la société de la notation […] Comme dans l’ensemble des autres secteurs économiques, l’avènement de la société liquide a accéléré la rationalisation économique et la recherche de la maximalisation de la rentabilité immédiate. Pour permettre cette rationalisation, l’évaluation est progressivement devenue un critère indispensable. […] Cette évaluation n’est pas déterminée par sa véracité ou par son utilité sociale, mais par son impact. Au sein des universités cela prend la forme de « l’Impact factor », sur les réseaux sociaux le nombre de « J’aime », dans les médias le nombre de vues d’un article ou d’une vidéo. » (B. Lalbat 2019)
On pourrait ajouter à ce paragraphe que : la notation d’une vie de travail s’évalue en Capital humain (cf. Infra), celle d’un traitement thérapeutique en QALY (cf. Infra) et celle d’une politique publique de santé en DALY gagnés (cf. Infra).
Le rôle de la rentabilité au sein de la pandémie.
Certains textes ont souligné à juste titre le rôle du système économique actuel dans la pandémie de COVID19. Tout d’abord pour ce qui est de son apparition. À la fois comme résultante de l’avancée de l’urbanisation détruisant et minéralisant les forêts de Chine intérieure ainsi que de la transformation d’animaux sauvages en marchandises échangeable sur les marchés internationaux (Rob Wallace, 2019)[3]. La pandémie de COVID a d’ailleurs vu la chute internationale des prix des produits issus du pangolin[4], prouvant ainsi à quel point la consommation d’animaux sauvages dépend d’une économie de marché mondiale et non de traditions culturelles culinaires locales (considérées par certains habitants de pays occidentaux comme archaïques).
D’autres textes ont pu démontrer le rôle du capitalisme dans la propagation des virus[5], la fluidité des échanges internationaux de marchandises ayant largement accéléré leur diffusion. Par exemple, il a fallu plus de deux années à la grippe asiatique (H2N2) de 1956 pour infecter la quasi-totalité des pays du monde là où il a suffi de quelques mois au COVID-19. Mais également l’impact du capitalisme sur leurs mutations : l’élevage intensif favorisant un bétail abattu toujours plus jeune, il avantage ainsi les souches virales les plus virulentes, les autres n’ayant pas le temps de se propager (Rob Wallace, 2016).
Il restait enfin à souligner l’importance du rôle des systèmes d’évaluations et des critères capitalistes de rentabilité dans le choix des politiques de gestion de la pandémie qui ont favorisé son développement. Au sein du capitalisme liquide, évaluer la valeur de la vie humaine est devenu primordial pour décider des politiques de gestion à mettre en œuvre, que ce soit au niveau de l’individu, des établissements de soin ou de la société dans son ensemble.
Le fait que le fonctionnement des systèmes de santé soit calibré sur la rentabilité n’est pas surprenant. Au sein de la société capitaliste, l’hôpital est une entreprise comme une autre, la santé un marché. Mais regarder en détail les mécanismes d’évaluation de la santé nous permet de nous rendre compte à quel point cette rentabilité est déterminée par des outils statistiques qui se trouvent parfois très éloignés des réalités, qu’elles soient économiques ou sociales. Le sujet de cet article n’est pas de souligner l’aspect moralement et socialement discutable de l’application de critères de rentabilité aux êtres humains ou au secteur de la santé, mais de montrer comment ces indices d’évaluation peuvent induire des politiques qui, même selon les critères économiques capitalistes, sont absurdes. Il est nécessaire de comprendre cela, notamment pour expliquer certains choix politiques qui semble de prime abord irrationnels.
L’utilisation de ces indices de rentabilité est devenue indispensable au système économique depuis la crise économique des années 1970 et le début de la restructuration. Le but étant d’augmenter la productivité et de minimiser les coûts dans tous les secteurs (d’abord le travail, puis l’ensemble des aspects de nos vies). Il a été nécessaire pour cela d’élaborer de nombreux indices pour évaluer ces gains de « rentabilité ». In fine, chaque secteur à rationaliser s’est retrouvé avec son propre indice d’évaluation de la rentabilité, indépendant des autres. L’impact global de cette rationalisation sur l’économie d’un pays n’est pas pris en compte car cela nécessiterait une analyse considérant les relations d’interdépendance entre acteurs et secteurs de la vie sociale, ce qui est inenvisageable. Cela permet de comprendre pourquoi certains choix, qui semblent de prime abord irrationnels économiquement, peuvent malgré tout être pris par les décideurs publics. Ces choix ne peuvent être seulement imputés à l’incompétence de hauts fonctionnaires et de personnels politiques au pouvoir ; Ils dépendent surtout d’un mode de gestion global basé sur l’évaluation statistique du ratio coût-avantage.
Le recours à ces systèmes d’évaluation de rentabilité de la santé a eu un impact décisif dans les choix de gestion de la pandémie : communication sur la non-dangerosité du virus, suppression des réserves de masques de protection, absence de dépistage massif, mesures de confinement tardives, etc. Ces décisions et les moments où elles ont été prises ont été aiguillés par des critères d’évaluation de rentabilité statistique. Pour comprendre, rentrons plus en détail sur la manière dont fonctionne la rationalisation de l’économie de la santé au sein du système économique actuel et comment sont déterminées les variables statistiques utilisées pour déterminer la valeur de la vie humaine ?
Au sein du système capitaliste, la valeur de la vie humaine n’a aucun rapport avec l’importance de cette vie pour ses proches ni l’impact que cette présence peut avoir sur les autres. Le capitalisme ne prend en compte que ce qu’il lui est possible de quantifier et ce qui lui importe : la rentabilité individuelle. Ainsi la valeur statistique et économique actuelle d’une vie humaine peut être réduite à deux éléments :
- La productivité que perd une entreprise (ou la société) à la mort de quelqu’un.
- Combien une personne ou une société est prête à payer pour réduire la probabilité de décès.
Les techniques de calcul peuvent différer selon les organismes et selon les pays, mais elles se basent systématiquement sur un au moins de ces deux éléments.
La valeur d’une vie déterminée par sa productivité : le Capital humain
Le premier indicateur fréquemment utilisé pour déterminer la valeur d’une vie humaine est le Capital Humain. Cet indice est censé évaluer les capacités intellectuelles et physiques d’un individu à produire. La valeur d’un être humain est ainsi évaluée en fonction de sa contribution au PIB, sa vie est résumée à la somme des salaires qu’il peut prétendre toucher s’il reste productif. Les problèmes de santé de cet individu ne sont alors pris en compte que s’ils contribuent à faire baisser sa productivité. La mort d’une personne est considérée comme un coût pour la société uniquement parce qu’elle ne sera plus en mesure de travailler. Ainsi dans cette approche, le décès de personnes demeurant inactives (retraités, handicapés, etc.) ne coute rien et ne fait rien perdre à la société, au contraire. Statistiquement, leur vie ne vaut rien. Si l’on suit cette approche, la vie d’un homme vaut donc plus que celle d’une femme (à cause des différences de salaires) et celle d’une personne de 30 ans plus que celle d’une personne de 45. Pour corriger ces aberrations, des variables d’éducation, de connaissances, de parentalité ou de retraites ont tenté d’être ajoutées à ce système de calcul. Le capital humain se retrouve ainsi présenté comme « les aptitudes et les connaissances accumulées par individu, et qui inclut aussi bien le savoir théorique et empirique que la santé physique »[6]. Néanmoins son fondement ne change pas. La valeur d’une vie humaine reste déterminée par la valeur du travail qu’il pourra fournir si sa vie continue.
Cette méthode est ainsi encore largement utilisée dans le cadre des ressources humaines pour déterminer s’il est intéressant pour une entreprise de financer une formation pour un de ses employés, le but étant de savoir quel retour sur investissement va pouvoir obtenir l’entreprise. Mais ce système a également été utilisé jusque dans les années 1970-1980 sous forme de moyenne sur une population par les pouvoirs publics pour déterminer l’importance d’une vie pour la société. Elle servait par exemple à visualiser ce que les accidents de la route ou une pollution environnementale coutaient à la société pour déterminer s’il était rentable de mettre en place une politique publique destinée à les limiter.
De la même manière, elle a pu être utilisée dans le choix des politiques de santé. Par exemple pour déterminer s’il est « rentable » d’investir dans des technologies médicales couteuses ou dans l’extension d’un hôpital plutôt que dans la construction d’une université (même si en ces temps d’austérité, ce n’est le plus souvent ni dans l’un ni dans l’autre). Le capital humain produit par l’hôpital en permettant à plus de travailleurs de rester productifs peut alors être mis en concurrence avec celui de l’université produisant des certifications permettant de plus hauts salaires. Dans les deux cas, c’est ce qu’apportent ces institutions à la croissance du PIB qui est mis en balance pour aider le choix du fonctionnaire public chargé de décider ce qui sera financé.
Durant cette crise du COVID, la question de la rentabilité vis-à-vis du PIB a pu peser lourd dans la décision des gouvernements de suivre une politique de confinement ou une politique dite « d’immunité de groupe ». En réaction au faible taux de mortalité supposé du Coronavirus parmi la population des actifs, certains pays comme le Royaume uni, les Pays-Bas, et dans un premier temps la France, ont pu penser qu’il était plus rentable de laisser mourir une partie de la population vieillissante et participant faiblement au « capital humain national ». Que valait-il mieux pour le PIB ? Laisser mourir des centaines de milliers d’inactifs ou arrêter une grande partie de la production durant plusieurs mois ? Le fonctionnement même du capitalisme a poussé les gestionnaires étatiques à se poser la question principalement sous cet angle. La réalité de l’épidémie et ses conséquences aussi bien sociales, que politiques et économiques ont fini de les faire changer d’avis et les ont contraints à opter pour le confinement.
Même si la notion de capital humain peut être utilisée dans l’économie de la santé pour déterminer si le fait d’allouer des budgets à l’hôpital peut s’avérer bénéfique pour la croissance du PIB, elle l’est rarement lorsqu’on désire connaitre la rentabilité d’un traitement ou d’une opération. En effet, au niveau individuel, considérer la productivité d’une personne pour déterminer s’il est rentable de la soigner n’a que peu de sens. Les établissements de soins fonctionnant comme n’importe quelle entreprise capitaliste, leur nécessité est de vendre des actes de soins. Il est donc essentiel que le patient/client soit en capacité de payer et le plus possible. Il peut donc être plus rentable de soigner un retraité ayant une épargne solide et touchant une pension élevée plutôt qu’un jeune diplômé d’une école d’ingénieur qui aura peut-être plus de mal à payer ses frais médicaux. Pourtant le capital humain de ce dernier est considérablement plus élevé que celui de la personne âgée.
De plus, même les économistes capitalistes ayant choisi de faire corréler la valeur d’une personne à sa productivité à travers l’indice du capital humain ont fini par se rendre compte des limites de leur propre concept. En effet, en utilisant cet indicateur, une femme au foyer a une valeur presque nulle alors que le travail domestique (courses, cuisine, ménage, éducation des enfants, etc.) qu’elle fournit est indispensable à la bonne productivité de son conjoint et à celle, future, de ses enfants. D’autres critères ont donc été pris en compte pour déterminer la valeur d’une vie. Pour l’évaluer statistiquement, les économistes ont donc renversé la problématique. L’évaluation de la valeur d’une personne est passée de l’analyse de sa production à l’analyse de sa consommation. La question posée devient alors : combien une personne est-elle prête à payer pour réduire sa probabilité de décès ?
Depuis les années 1990, c’est donc le consentement à payer qui a été retenu comme critère principal, notamment dans le secteur de la santé. Mais si on l’individualise, cette donnée reste subjective. En effet, comment la déterminer précisément ? Par enquête d’opinion ? Le système de sondage est plus que critiquable ne serait-ce que parce que quelqu’un qui imagine pouvoir être malade dans le futur ne sera pas enclin à dépenser autant que quelqu’un qui l’est réellement et dont la vie est immédiatement en jeu.
Plusieurs indices statistiques ont ainsi été développés pour quantifier cette variable selon des critères spécifiques.
Comment la rationalité économique détermine s’il devient trop cher de soigner quelqu’un : le QALY
Pour évaluer la rentabilité des systèmes de santé, c’est aujourd’hui l’indice QALY qui est un des plus utilisés à travers le monde. Signifiant Qualited Adjusted Life Year (année de vie pondérée par la qualité), cet indicateur vise à évaluer si appliquer un traitement sur un patient est « rentable » au vu du nombre d’années de vie en bonne santé qu’il pourrait lui faire gagner (nous avons commencé à aborder ce sujet au sein de l’article Vies ou Moyens de subsistance). Cette variable statistique est très appréciée par les gestionnaires de santé publique car elle permet d’intégrer la notion d’utilité, c’est-à-dire une année de vie en parfaite santé, plutôt que celle seulement de la productivité que l’on fait gagner au patient. La nuance reste ténue, car une année de vie en bonne santé implique implicitement une meilleure productivité. Mais au-delà de cette question, le QALY est surtout utilisé pour déterminer le prix que la collectivité est prête à payer pour tel ou tel traitement.
En effet, dans le cadre du système de santé des pays de l’OCDE, la plupart des individus ayant recours à des établissements de soins utilisent des assurances et autres mutuelles pour payer les traitements. Ce sont ces patients-là qui intéressent les établissements de santé (qui ne sont pas épargnés par les nécessités impérieuses de la rentabilité capitaliste). La rentabilité d’un traitement est principalement évaluée au regard du nombre de patients/clients en capacité de le payer. Dans la majorité des pays développés, cette capacité à payer est déterminée par les assurances santé. Que ces dernières soient publiques ou privées, obligatoires ou facultatives, il n’en demeure pas moins qu’une bonne partie des patients ne sortent pas majoritairement l’argent de leur poche pour payer leur frais médicaux[7]. La question « Combien une personne est-elle prête à payer pour sa vie ? » ne peut alors trouver de réponse qu’à une échelle globale de la société et non au niveau individuel. Elle devient alors la suivante : « Combien la société est-elle prête à payer pour une année de vie supplémentaire ? ». C’est là que le QALY rentre en jeu.
Par exemple au Royaume-Uni, le service de santé national (NHS) a limité ses dépenses de santé à 30 000 £/QALY maximum. C’est-à-dire qu’on estime qu’il n’est pas rentable de dépenser plus de 30 000 £ pour une intervention thérapeutique qui dans sa globalité (hospitalisation, traitement, opération, soin, etc.) ne permettrait d’espérer plus que le gain d’une année de vie en parfaite santé pour le patient. Si un pontage aorto-coronarien (PAC) coûte 51 000 £, mais qu’il permet de faire gagner en moyenne au patient 3 QALY, l’intervention est considérée comme rentable en termes de coût/bénéfice[8].
Si l’exemple du Royaume-Uni est souvent cité, c’est que depuis 1990 le NHS a adopté le système QALY pour évaluer son système de santé et qu’il communique officiellement sur le sujet. En France, le système d’évaluation reste plus opaque et les décideurs publics ne communiquent pas sur le prix qu’ils sont prêts à payer par QALY. Il n’empêche que les critères d’évaluation restent les mêmes et que la Haute Autorité de Santé (HAS) désigne le QALY comme le critère à privilégier pour déterminer le rapport « coût-utilité » d’un traitement[9].
Dans les faits un QALY représente bien plus qu’une année réelle. En effet un QALY de 1 équivaut à une année de vie en parfaite santé, c’est-à-dire une santé qui offre mobilité, autonomie et état psychologique idéals, pleine capacité à mener ses activités (travail, loisir, étude) ainsi qu’absence totale de douleur. De son côté un QALY de 0 correspond à la mort du patient. Entre les deux, existe tout un panel de variables diminuant le QALY. Ainsi une année de vie gagnée suite à une intervention médicale est presque systématiquement inférieure à 1 QALY.
Prenons l’exemple d’un patient qui nécessite une transplantation cardiaque. En moyenne le coût total d’une greffe cardiaque (transport, hospitalisation du patient, opération) s’élève à 268 000 €[10]. Cette opération n’est jamais facultative. Un tiers des greffés du cœur décèdent dans les 5 ans, presque la moitié dans les dix années suivant la greffe. Lorsque les patients ont plus de 60 ans, un tiers des décès se font dans l’année de la greffe[11]. Ainsi, une transplantation cardiaque pour un patient de plus de 60 ans apporte un QALY relativement faible. Si les années de vie gagnées sont inestimables pour le patient, elles ne valent pas pour autant 1 QALY chacune. En effet, le greffé n’est pas en capacité de mener l’ensemble des activités et doit ménager sa santé ; il peut également ressentir des douleurs et son traitement immunosuppresseur quotidien peut s’avérer lourd. Le gain par année de vie tourne donc plus communément autour de 0.5 QALY. Ce chiffre devient plus faible lorsqu’il s’agit d’une personne de plus de 60 ans ayant possiblement plus de problèmes de santé liés à d’autres pathologies. Indépendamment de la difficulté de trouver un donneur d’organe, le coût d’une transplantation cardiaque sur une personne de plus de 60 ans n’est pas « rentable » en termes de coût par QALY.
Le nombre de transplantations cardiaques demeure plutôt faible, principalement à cause de la pénurie de cœur à greffer. Et bien heureusement pour les décideurs publics, car cela permet de les réserver aux patients les plus jeunes et minimise donc le coût par QALY gagné. Si tous ceux qui en ont besoin y avaient accès, le système de financement de la santé se verrait dans l’obligation de refuser ces greffes trop onéreuses, condamnant à mort les patients par souci de rentabilité. D’ailleurs, le nombre de transplantations cardiaques a presque été divisé par deux en France en 20 ans[12] : on passe de 632 greffes en 1991 à 398 en 2011. Si les traitements palliatifs ont été améliorés sur cette période, c’est avant tout du fait de leur moindre coût par rapport à la transplantation cardiaque.
À l’inverse la greffe d’un rein est, quant à elle, considérée comme rentable. Si l’acte de transplantation est onéreux, il est amorti par les années de vie en bonne santé qu’il offre et l’économie de très couteuses années de dialyse (20 000 £/an[13]). D’ailleurs, contrairement aux greffes cardiaques, la transplantation de reins a largement augmenté sur la même période : de 1 979 opérations en 1991, on atteint 2 976 greffes en 2011[14]. En France jusqu’à la fin des années 1990, le choix du receveur d’une greffe de cœur était uniquement déterminé par l’urgence, c’est-à-dire par le risque de mourir en l’absence de transplantation. Aujourd’hui le QALY est devenu un des critères principaux déterminant l’échelle de points mise en place pour classer les receveurs potentiels[15].
Dans le cas particulier de la gestion de l’épidémie de Coronavirus, le QALY s’est imposé dans les arbres de décisions mis en place pour trier les malades. Le prix moyen de l’hospitalisation en réanimation étant de 24 000 €[16] par patient, il était important pour les gestionnaires de maximiser ce coût par rapport aux QALY qu’il permettait de gagner. En suivant cette logique d’évaluation statistique, accepter en réanimation une personne de 35 ans a un coût par QALY gagné bien inférieur à celui d’une personne de 60 ans, et ce, même si le malade de 35 ans a plus de chance de survie sans recours à la réanimation.
Comment déterminer le prix d’une maladie pour la société : le DALY
Dans la continuité du QALY, un second indice a été développé à partir des années 1990 par les économistes de la santé pour affiner leurs calculs de rentabilité : Le DALY (Disability Adjusted Life Years). Signifiant « année de vie ajustée sur l’incapacité », il mesure les années de vie en bonne santé perdues en cas de maladie ou d’accident. C’est une échelle qui a pour but de déterminer l’impact négatif sur la santé en termes de perte d’année de pleine capacité. Elle fonctionne à l’inverse du QALY, c’est-à-dire qu’une année de vie en parfaite santé équivaut à 0, tandis que l’année où l’on meurt correspond à un DALY de 1. Suite à une maladie, cet indice fait la synthèse entre les années de vie perdues liées à une mort précoce et les années de vie passée avec un handicap.
Le DALY est un système largement utilisé par l’OMS pour définir la gravité que peut représenter une maladie pour une population. Cet indice est surtout utilisé sous forme d’agrégat à l’échelle d’une population. Par exemple, les maladies cardiovasculaires ont fait « perdre » (coûté) 858 000 DALY à la population française en 2004. Il permet surtout de déterminer si les mesures de santé publique ou le traitement d’une maladie sont considérés comme efficaces au vu de leur prix. Selon les critères de l’OMS, si une mesure de santé publique (vaccin, confinement, campagne d’information, de prévention, achat de masques) ou un traitement (chirurgical ou médicamenteux) coûte moins cher que le PIB par habitant du pays par DALY qu’il permet de « gagner » (soustraire), alors il est considéré comme efficace. S’il coute plus de trois fois le PIB par habitant, il est considéré comme inefficace[17], indépendamment de son efficacité réelle. En 2019, le PIB par habitant en France était de 32 900 €. Dépenser 10 Mds d’€ pour diviser par deux les conséquences des maladies cardiovasculaires serait donc considéré comme rentable[18]. Avant tout, cette méthode de calcul permet de déterminer quelles dépenses le fonctionnaire public chargé d’appliquer une politique d’austérité va rogner en premier : celle qui diminue le moins le nombre de DALY.
Ainsi, dans cette société où le critère principal de soin reste le prix, la justesse de l’évaluation de l’impact d’une maladie sur la population est centrale sur sa prise en charge. Si l’on détermine de prime abord[19] une maladie comme peu nocive, c’est-à-dire comme faisant perdre peu de DALY, il ne sera pas jugé comme « efficace » de dépenser trop d’argent pour la combattre, que ce soit via des mesures de prévention ou via le financement d’un traitement. Si dans un second temps, cette maladie s’avère plus nocive et qu’elle fait perdre plus de DALY que prévu, alors les budgets pourront être revus à la hausse, mais elle aura largement eu le temps de faire des dégâts.
Au début de l’épidémie, le COVID-19, présenté par une partie du corps médical comme une petite grippe ne pouvant entrainer que de rares complications respiratoires sur les personnes plus âgées, engendrait une perte de DALY plutôt faible et ne justifiait donc pas de gros investissements. Lorsqu’on jette un œil sur une étude de référence publiée en 2011 proposant l’impact comparé en termes de DALY de différentes maladies sur la population, les conséquences des coronavirus sont considérées en moyenne comme d’un tiers inférieures à celles de la grippe saisonnière. Pourquoi alors dépenser de l’argent dans des politiques publiques de prévention ou dans la reconstitution d’un stock stratégique de masques de protection ? Pour exemple, le Royaume-Uni estime qu’une politique publique de santé est rentable si elle coûte moins de 20 000 £ par DALY qu’elle permet de gagner. L’évaluation de la dangerosité de la maladie change tout selon si elle est estimée à 0.5 DALY/1 000 habitants ou si elle est estimée à 3 DALY/1 000 habitants.
Bien évidemment et au vu des conséquences du SARS-COV2 sur la santé, si son DALY était calculé aujourd’hui, il serait vraisemblablement revu à la hausse. Au-delà de sa létalité et de sa contagiosité, des études commencent en effet à montrer l’impact de la maladie sur les vaisseaux sanguins, pouvant provoquer à moyen terme AVC, embolies pulmonaires et infarctus. Malgré cela, il est loin d’être sûr qu’il soit suffisamment impactant, en termes de DALY, pour justifier certaines politiques à grande échelle. Par exemple le dépistage de l’ensemble d’une population à l’aide de tests PCR. Il a été annoncé que le test coutait 135 €. S’il était utilisé pour dépister l’ensemble de la population française, cela couterait 8.7 milliards d’€. Pour que ce choix s’avère « rentable » en termes d’évaluation de santé publique, il faudrait donc qu’il permette de gagner presque 264 500 DALY[20] (soit 4 DALY pour 1000 habitants). Or, c’est loin d’être le cas. A titre de comparaison, l’ensemble des maladies infectieuses génère « seulement » 194 000 DALY[21] (soit 2,9 DALY pour 1000 habitants). Pour comparaison, et selon la Cour des comptes, s’il n’y avait plus aucun accident de la route en France, cela permettrait de gagner 184 000 DALY (2,8 DALY/1 000 habitants)[22]. De plus, la généralisation du dépistage du COVID en elle-même n’aurait aucun impact sur le DALY. Elle permettrait en revanche la prise en charge des patients infectés et donc la limitation de la propagation de la maladie. Alors que l’utilisation massive de tests serait utile pour endiguer la pandémie, les critères d’évaluation actuels des politiques de santé publique ne permettent pas de l’envisager, le test étant jugé non rentable. C’est ce qui explique, au-delà du manque de matériel médical, la non-mise en place d’une stratégie de dépistage massif.
Pourtant, même si l’on ne prend en compte que le critère de la rentabilité capitaliste, baser une politique publique sur ces indices d’évaluation ne semble in fine que peu rationnel. En effet, le coût du confinement pour le PIB français est évalué entre 75 et 150 milliards d’Euros par mois[23]. Dépenser 8,7 milliards d’euros pour dépister l’ensemble de la population semble dès lors, une dépense beaucoup plus raisonnable. Même en employant les critères capitalistes, l’utilisations d’indices d’évaluations pour prendre les décisions donnent des résultats déconnectés de la rentabilité réelle.
L’impact de la gestion statistique sur les systèmes de santé
Les systèmes d’évaluation QALY et DALY sont deux exemples parlants de l’absurdité des mécanismes de rationalisation du capitalisme actuel qui ont largement conduit à l’aggravation de la crise pandémique. Pour évaluer et ainsi maximiser la rentabilité d’un secteur économique, on se concentre sur un certain nombre de variables statistiques spécifiques à ce secteur. Ce faisant, l’impact dans les autres domaines et sur la société dans son ensemble est totalement invisibilisé. Les stratégies sont élaborées comme si chaque secteur économique était totalement indépendant ; comme si une crise dans l’un n’avait pas de répercussion dans un autre. Comme si une stratégie de rentabilité adoptée dans le secteur économique de la santé, n’avait pas de conséquence sur les secteurs du bâtiment ou de l’éducation ; comme si les hôpitaux ne soignaient ni les enseignants, ni les maçons, mais seulement des clients/patients sans aucune activité. Les conséquences sociales et économiques d’une maladie ne sont perçues qu’à travers l’agrégat des baisses individuelles de productivité qu’elle génère, ainsi que par leur coût pour la sécurité sociale.
Cette approche statistique permet de maximiser la rentabilité en tendant au maximum les flux et en laissant le moins possible les capacités de production oisives, c’est-à-dire les machines et équipements non utilisés en permanence. Par exemple, pour le secteur de la santé, la capacité de production oisive équivaut au taux d’occupation des lits. Cela s’est concrétisé notamment par la chasse aux lits non occupés et par la fermeture à la chaine d’hôpitaux dont le taux de remplissage était jugé insuffisant. En France entre 2003 et 2017, 69 000 lits d’hôpitaux sont supprimés alors que, dans le même temps, la population augmente de plus de 4 millions de personnes.
La tension des flux s’est quant à elle traduite par :
- La volonté de raccourcir au maximum le temps de séjour à l’hôpital. Les soins en ambulatoire, c’est-à-dire sans hospitalisation, se sont généralisés, même pour les opérations lourdes.
- La diminution du temps de séjour à l’hôpital au strict minimum, pour les patients dont l’hospitalisation restait indispensable. Par exemple, pour un accouchement la durée moyenne d’hospitalisation est passée de 7-9 jours en 1981 à entre 3-4 jours en 2010[24]. Pourtant on peut dire que pour ce qui est des techniques ou des types de soins autour de l’accouchement, rien n’a fondamentalement changé en 40 ans justifiant la division par deux du temps de séjour en hospitalisation.
- La réduction drastique des stocks de médicaments, de matériel médical, etc. pour éviter au maximum les pertes liées à leur date de péremption et à leur coût de stockage.
- La généralisation de la « médecine industrielle »[25] théorisée par des économistes comme Claude LePen, où toute procédure de soin se voit standardisée, rationalisée et appliquée scrupuleusement par le personnel soignant ; le but étant de produire des soignants automates n’ayant pas besoin d’avoir recours à l’acte de penser pour s’exécuter, la réflexion devenant le domaine réservé de l’expert se basant sur les indices et les modèles préalablement établis pour établir les protocoles à suivre. Avec la généralisation de ce modèle, le but n’est plus de soigner un patient mais de produire un protocole de soin pour traiter une maladie en général. Les malades disparaissent, il ne reste plus que les maladies.
Ce processus vise tout autant à améliorer la production des personnels soignant qu’à le standardiser pour pouvoir plus facilement le modéliser grâce à des indices statistiques. L’aboutissement particulier de cette rationalisation par la médecine industrielle se retrouve dans la T2A (tarification à l’activité) où chaque acte de soins effectué par chaque personnel soignant doit durer un temps précis, être noté et facturé pour ainsi être quantifié statistiquement et rationalisé. Le principal devient ici d’effectuer des soins parmi ceux codifiés sur une grille tarifaire. Qu’importe si ce soin spécifique est utile au patient ou non. Dans les faits, les personnels soignants se retrouvent souvent dans l’obligation de mentir et de codifier des soins fictifs pour pouvoir effectuer des soins réels et nécessaires aux patients. Les hôpitaux sont remplis d’infirmières indiquant avoir posé une perfusion alors qu’elles ne l’ont pas fait, cela pour se donner le temps de demander à un patient comment il va.
La quantification statistique de la santé permettant sa rationalisation économique ne modélise absolument pas la réalité, tout le monde le sait, mais cela n’a aucune importance. L’important c’est que le modèle soit suffisamment crédible pour permette d’affirmer publiquement que la rentabilité a été améliorée et permette ainsi aux financements de continuer à arriver. Qu’importe que ce soit vrai ou non tant que l’indice statistique démontre que la rentabilité s’améliore, même si dans les faits ce n’est pas le cas. En effet, malgré toutes ces réformes visant à l’améliorer, 40% des hôpitaux et 30% des cliniques privées restent en déficit[26].
La maladie réifiée à travers le prisme de la marchandise
Au sein du système économique capitaliste, le monde se présente comme une « immense accumulation de marchandise »[27]. La valeur de ces marchandises ne peut être prise en compte que si elles peuvent être quantifiées, mesurées et comparées. Dans le cadre de cette appréhension du réel par des modèles statistiques permettant d’améliorer la rentabilité capitaliste, tout ce qui est pris en compte par le système d’analyse tend à être considéré comme une marchandise, même s’il s’avère que ça n’en est pas une. C’est par exemple le cas des maladies, de certaines attentions sociales (comme le soin) ou de certaines actions. Si malgré cela, certains comportements humains restent difficiles à modéliser, il devient alors pour le système nécessaire de modifier ces comportements ; ou en tout cas de faire comme si ces comportements avaient été modifiés pour pouvoir les intégrer à un modèle d’analyse et de rationalisation. L’application de la T2A au sein du système de santé français en est un bon exemple.
Par contre, modifier le comportement d’une maladie pour la rendre conforme au modèle qui la représente s’avère pour le moment impossible. Néanmoins et grâce aux indices statistiques, il leur est donné certaines caractéristiques fondamentales des marchandises. Elles deviennent interchangeables, comparables et équivalentes entre elles. Par exemple en utilisant le DALY, le VIH peut ainsi être comparé à grippe saisonnière ou aux maladies coronariennes. Elles peuvent même être comparées aux accidents de la route ou aux conséquences de la pollution atmosphérique. En 2010 au Royaume Uni, le VIH représentait 81 547 DALY alors que les accidents de la route 60 592[28].
Mais les maladies ne sont pas (encore) des marchandises. Elles ne parviennent pas à rentrer dans le moule que le capital a fondu pour elles. En effet, une marchandise à quatre principales caractéristiques :
- Elles sont le produit du travail humain.
- Elles sont produites dans le but d’être échangées.
- Elles sont comparables et interchangeables par l’intermédiaire d’un équivalent général
- Leur valeur est déterminée par la quantité de travail moyen nécessaire pour les produire.
Si certaines maladies peuvent être le produit involontaire d’un travail humain, elles ne sont pas « fabriquées » pour être échangées sur un marché[29]. Elles n’ont ni valeur d’usage ni valeur d’échange, car leur valeur n’est pas déterminée par le travail moyen qui est nécessaire pour les produire. Dans une société qui est en mesure de considérer une chose uniquement si elle a une valeur déterminée, comment appréhender quelque chose qui n’en a pas mais qui pourtant reste bien réel et impactant ? Comment donner une valeur à une maladie, une pathologie, un accident, une catastrophe ? Le capitalisme répond à cette question en donnant une valeur aux conséquences de ces évènements, à la fois sur les biens matériels, sur la vie productive d’un individu et sur ce que ça va coûter de le soigner. Par ce biais, la maladie se retrouve reliée à la valeur en étant transformée en objet fixe et appréhendable économiquement : elle se trouve réifiée. Les indices statistiques comme le Capital humain, le QALY et le DALY sont donc, avant tout, des instruments de réification, c’est-à-dire de transformation en chose.
A vouloir forcer pour tenter de faire rentrer dans le cadre de la valeur ce qui n’y trouve pas encore sa place, on finit par se retrouver avec des modèles qui ne correspondent a aucune réalité. Les modèles statistiques éprouvés possèdent de nombreuses limites les rendant souvent caduques dans leur représentation de la réalité. Par exemple, pour pouvoir relier l’impact d’une infection ou d’un accident à la valeur, il est nécessaire de les individualiser. En effet, quand le capital humain s’intéresse à la productivité qu’un individu apporte au PIB, le DALY et le QALY portent sur les pathologies et traitements que peut subir une moyenne d’individus. Ces individus sont ensuite assemblés sous forme d’agrégat global censé représenter une population. Le problème est que « la totalité est plus que la somme des parties » et son impact social sur les autres personnes, qu’il soit infectieux, pandémique ou psychologique n’est jamais pris en compte. Par exemple, l’impact de la pandémie de Coronavirus sur les comportements des populations, les angoisses générées chez des personnes non atteintes, ne peuvent être pris en compte par les indices statistiques. Pourtant, ces conséquences ont eu une incidence sur la production tout aussi importante, si ce n’est plus, que la pandémie elle-même. En Ile de France, le taux d’absentéisme au travail des salariés de l’agroalimentaire a grimpé à plus de 40%[30] et les mesures drastiques de distanciation entre les élèves dans les écoles lors du déconfinement risquent d’avoir de lourdes conséquences psychologiques sur de nombreux enfants (et donc impactant QALY et DALY). Autre limite, les indices DALY ou QALY ne prennent jamais en compte le poids que peut être la maladie ou le traumatisme d’une personne pour ses proches, que ça soit au niveau de la production au travail ou de l’impact social.
L’analyse individuelle est un des biais rendant fallacieux le résultat de l’analyse statistique. Il rend ces indices impropres à ce pour quoi ils ont été créés : déterminer les choix des décideurs en fonction du rapport coût/efficacité réel. La justesse des modélisations produites à partir des indices statistiques, aboutit ainsi en une absurdité économique en pratique. Le modèle est statistiquement juste mais possède tellement d’angles morts, de variables invisibilisées et d’interdépendances entre différents secteur économiques non reconnues, qu’il ne représente aucune réalité sociale ou économique. Mais ce n’est pas ce qui importe. C’est la raison pour laquelle nous choisissons d’ailleurs d’utiliser le terme de « rentabilité statistique ». L’important est de déterminer dans les prévisions statistiques une amélioration de la rentabilité et non d’obtenir une augmentation réelle de cette rentabilité. La prophétie devient plus importante que la vérité qu’elle annonce. L’indice statistique en lui-même devient plus précieux que ce qu’il étudie. La notation n’évalue plus la réalité… elle la définit. Le système capitaliste ne se structure plus seulement autour de la croissance du profit, mais autour de l’anticipation d’un profit futur, généré grâce aux modèles statistiques. Les échanges de capitaux se font en fonction de prévision de l’amélioration du profit qu’importe qu’il ait lieu ou non. Cela aboutit ainsi à un nouveau stade de développement : la généralisation du capitalisme de modèle.
A suivre dans le chapitre 2 : L’avènement du capitalisme de modèle – Modèle et Coronavirus – Une société d’Eichmanns – De la Gestion au complot.
Benjamin Lalbat aka Ben Malacki pour L’orage.org
[1] https://www.nouvelobs.com/coronavirus-de-wuhan/20200309.OBS25821/dans-le-nord-de-l-italie-on-doit-choisir-qui-soigner-comme-en-situation-de-guerre.html
[2] https://blogs.mediapart.fr/lucy-embark/blog/220320/coronavirus-tri-des-patients-en-france-un-procede-inevitable
[3] « L’expansion de la production industrielle peut repousser les espèces sauvages (toujours plus capitalisées), qui entrent dans l’alimentation, plus profondément encore dans les espaces primaires, conduisant à l’apparition d’une plus grande palette d’agents pathogènes potentiellement protopandémiques. Les circonférences périurbaines, dont la densité de population et l’étendue vont toujours croissant, pourraient accroître la zone d’interaction (et les contagions) entre populations sauvages non humaines et ruralité récemment urbanisée. Dans le monde entier, même les espèces les plus sauvages sont incorporées aux chaînes de valeur agroalimentaires : parmi elles, l’autruche, le porc-épic, le crocodile, la chauve-souris roussette et la civette palmiste, dont les excréments recèlent des baies partiellement digérées utilisées pour produire le café le plus cher du monde. Certaines espèces sauvages se retrouvent dans les assiettes avant même d’avoir été identifiées scientifiquement, notamment un nouveau genre de squale à museau court retrouvé sur un marché taïwanais. Toutes ces espèces sont toujours davantage considérées comme des marchandises. La nature étant dépouillée, un lieu après l’autre, espèce après espèce, ce qui en reste n’en devient que plus précieux. » Rob G Wallace, note sur le nouveau coronavirus à lire sur Agitation Autonome. https://agitationautonome.com/2020/03/19/notes-sur-le-nouveau-coronavirus-robert-g-wallace/
[4] https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/03/16/au-gabon-les-ventes-de-pangolin-flanchent-avec-le-covid-19_6033284_3212.html
[5] Revue chuang : contagion sociale guerre de classe microbiologique en Chine. Disponible sur DNDF. http://dndf.org/?p=18327
[6] Desforges, D. (2009). Comment prendre en compte la santé dans la mesure de la richesse ? Regards croisés sur l’économie, 5(1), 42-43. doi:10.3917/rce.005.0042.
[7] https://www.oecd.org/fr/els/systemes-sante/Panorama-de-la-sante-2013.pdf
[8] Ces chiffres sont donnés en exemple pour illustrer notre propos et ne correspondent pas au prix réel d’un PAC en France ni aux QALY moyen qu’il peut octroyer.
[9] HAS : Choix méthodologique pour l’évaluation économique à la HAS, 82 p., Octobre 2011.
[10] http://tpe2010coeurartificiel.e-monsite.com/pages/la-transplantation-cardiaque/la-transplantation-cardiaque.html
[11] Quelle taux de réussite des greffes cardiaques : lien doctissimo
[12] http://tpe-transplantationcardiaque.e-monsite.com/
[13] Steiner, Philippe. « Le don d’organes : une typologie analytique », Revue française de sociologie, vol. vol. 47, no. 3, 2006, pp. 479-506.
[14] https://lewebpedagogique.com/svt3ic/sauver-des-vies/des-pratiques-medicales-pour-sauver-des-vies/
[15] https://sante.lefigaro.fr/article/greffe-cardiaque-un-systeme-plus-juste/
[16] Une journée en réanimation en France coûtant en moyenne 3 000€ et le temps de séjour médian des personnes infectés par le COVID19 étant de 8jours (même si cela peut aller jusqu’à 20 jours).
[17] Examens de l’OCDE des systèmes de santé : Suisse 2006.
[18] Ibid
[19] Gaunt, E R et al. “Disease burden of the most commonly detected respiratory viruses in hospitalized patients calculated using the disability adjusted life year (DALY) model.” Journal of clinical virology: the official publication of the Pan American Society for Clinical Virology vol. 52,3 (2011): 215-21. doi:10.1016/j.jcv.2011.07.017
[20] On rappelle qu’un traitement est estimé rentable si son coût est inférieur au PIB/habitant/DALY ce qui veut dire que le gain d’1 DALY n’est rentable que s’il représente 32 900 € ou moins. 135 € (par test) divisé par 32 900 € (le PIB par habitant) = 4.103 DALY/1000 hab. Par conséquent, le test devra engendrer le gain d’environ 4 DALY/1000 hab. pour être rentable. Si le prix du test est ramené à 54€ comme envisagé, on atteindra tout de même seuil de rentabilité DALY de 106 687 soit environ 1,6 DALY/1 000 habitants.
[21] Communication à la commission des affaires sociales de l’assemblée nationale, La prévention sanitaire, octobre 2011. https://www.ccomptes.fr/fr/documents/1257
[22] Ibid.
[23] https://www.capital.fr/entreprises-marches/croissance-le-cout-exorbitant-du-confinement-pour-leconomie-francaise-1367809
[24] B. Coulm, B. Blondel, « Durée de séjour en maternité après un accouchement par voie basse en France », Journal de Gynécologie obstétrique et biologie de la reproduction, vol 42, n°1, février 2013, p76-85.
[25] https://www.cairn.info/revue-du-mauss-2013-1-page-25.htm
[26] Ibid
[27] Karl Marx, le Capital livre I
[28] Ortblack JF, Lozano R, Murray CJ, The burden of HIV from the Global Burden of Disease Study 2010, AIDS, 24 Aug 2013.
[29] A part peut-être pour des laboratoires virologiques s’échangeant entre eux des souches virales modifiées, mais le cas est beaucoup trop spécifique pour pouvoir considérer les maladies communément comme des marchandises.
[30] https://www.lefigaro.fr/flash-eco/agroalimentaire-l-absenteisme-des-salaries-progresse-avec-le-coronavirus-selon-l-ania-20200401
[…] réalité du déni et le dénis de la réalité Restructuration et rentabilité statistique à travers la gestion pandémique. […]