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Cet article fait suite au texte Travail productif et improductif – Quelles activités créent de la valeur ? où nous avons défini ces concepts et leur importance économique et sociale. Ici nous avons choisi d’approfondir ce qu’implique la signification du travail productif telle que nous l’avons défini si on l’applique à des analyses marxistes récentes qui nous semblent intéressantes comme celle développé par le courant dit de « la critique de la valeur ». Malgré leur intérêt indéniable, il nous semble que la vision du travail productif proposée par tendent à faire quelque peu vaciller leurs propres fondements. Pour cela nous partirons de l’ouvrage « La Grande Dévalorisation », avant d’élargir la focale Pour permettre de faciliter la lecture de cet article, nous rappelons la définition partagée par Karl Marx et Adam Smith : « Le travail productif est – dans le système capitaliste – celui qui produit de la plus-value pour son employeur […] Le travail qui s’échange directement contre du capital »[1]Karl Marx, Théories sur la plus-value T.1, Editions sociales, p.460 & 466.. Le « travail productif pour le capital » est donc celui qui permet d’extraire de la plus-value.
La Grande dévalorisation : Analyse critique de l’ouvrage de Lohoff et Trenkle
Publié en 2012, La grande dévalorisation vise à analyser la crise économique de 2008 et ses conséquences. Rédigé dans un style plutôt accessible pour un ouvrage d’économie marxiste, il a été tiré à de nombreux exemplaires et bien diffusé dans plusieurs langues. Rédigé par Norbert Trenkle et Ernst Lohoff, cet ouvrage constitue un bon résumé des positions économique principales du courant dit « Critique de la valeur » (WertKritik). Né à la fin des années 1980 en Allemagne, il se revendique d’une relecture économique de Karl Marx pour en construire une critique radicale du capitalisme, du travail, mais aussi du rôle du prolétariat en tant que classe dans le processus de dépassement du capitalisme. Détailler les positions développées par ce courant n’est pas le but de cet article et nous ne nous y attarderons pas plus ici.
Si cette publication possède d’indéniables qualités, elle propose également plusieurs analyses autour de la question de la valeur qui nous semblent problématiques. Une des thèses centrales mises en avant est la suivante : « La troisième révolution industrielle qui se met en place [à partir des années 1970] entraine une éviction accélérée de la force de travail hors de la production, sapant ainsi les bases de la valorisation du capital au sein de l’économie réelle ».[2]Quatrième de couverture à l’édition française de N. Trenkle & E. Lohoff, La Grande dévalorisation, post-édition, 2014 « L’énorme croissance du secteur tertiaire dans les trente dernières années n’est pas le résultat d’une nouvelle sorte d’accumulation que ce secteur aurait créée, mais elle n’est qu’un effet dérivé de l’expansion du capital fictif »[3].La grande dévalorisation, op.cit.. p.89 Pour nous, cette réflexion relève plus du poncif trompeur que d’une véritable analyse de ce qu’est réellement la production pour le capital. Il nous semble même que cette thèse rapproche en certains points nos auteurs de l’anticapitalisme tronqué qu’ils critiquent. Plus qu’une simple controverse d’analystes économiques, ces désaccords nous semblent fondamentaux pour éclairer la situation économique et permettre la compréhension du fonctionnement actuel du système capitaliste.
Analyse historique et anticapitalisme tronqué
L’ouvrage débute par une présentation des principes de base du système capitaliste ainsi que de son fonctionnement historique au siècle dernier. Il place plutôt justement les cadres historiques ayant permis et nécessité l’explosion de la production de capital fictif, c’est-à-dire de monnaie, de crédit, de titres de dette publique, d’actions et autre produits financiers. La crise des années 1970 est présentée à juste titre comme une crise de suraccumulation du capital dont la réponse capitaliste est à la fois passée par la généralisation de l’organisation scientifique du travail permettant l’augmentation de la productivité et de l’exploitation, mais également par le « plus monumental gonflement d’argent de crédit qui n’ait jamais existé dans l’histoire », qui permet ainsi d’offrir « au capital suraccumulé de nouvelles possibilités de placement sous forme de capital fictif et le sauve ainsi de sa pleine dévalorisation. ». « La crise structurelle qui a éclaté pour cette raison, et qui était perceptible dès les années 70 sous la forme d’une crise du travail, ne pouvait en effet être contrée et repoussée que par le moyen d’un entassement colossal de capital fictif sur les marchés financiers. Le prix à payer était l’accumulation de masses énormes de traites tirées sur l’avenir, impossible à honorer, et dont la dévalorisation est suspendue désormais comme une épée de Damoclès au-dessus du monde entier. »[4]La grande dévalorisation, op.cit.p.19
Un des buts de ce livre est de présenter à juste titre la spéculation comme intrinsèque au fonctionnement du capital moderne ; comme une conséquence inévitable de l’évolution historique du capital. Les auteurs visent ainsi à dénoncer ce qu’ils appellent « l’anticapitalisme tronqué », cette forme de courant politique antilibéral visant à critiquer les dérives d’un capitalisme financier qui serait autonome du « bon capitalisme productif » et qui impute la crise aux seuls jeux financiers :
« On constate que la crise actuelle de l’économie mondiale n’est aucunement le résultat d’une spéculation ou d’un endettement excessif dont il s’agirait à présent de régler la note. Au contraire, la formation d’énormes bulles financières est en elle-même l’expression du fait que, depuis le début de la troisième révolution industrielle, qui a introduit une mutation fondamentale des structures de production et qui a rendu massivement superflue la force de travail dans des secteurs centraux de la valorisation capitaliste, la production de valeur chute de manière absolue ». [5]La grande dévalorisation,op.cit.p.18
On ne peut que se trouver d’accord avec la première partie de cette affirmation. La seconde partie reste plus osée et difficile à défendre. Affirmer que la force de travail est devenue superflue et qu’elle est suivie d’une chute absolue de la valeur, demeure à prouver. C’est un des points de désaccord majeur qu’on se découvre avec cette publication et qu’il est nécessaire d’approfondir pour prendre la mesure de ses implications.
Ce problème commence à émerger plus spécifiquement à partir du chapitre intitulé « Le travail sans valeur » : le capitalisme de service y est avancé comme « non producteur de valeur ». En effet, les auteurs y présentent tout un panel d’emplois du secteur tertiaire et d’encadrement comme relevant seulement de la valorisation (c’est-à-dire permettant de faciliter la vente d’une marchandise) et non de la production en tant que telle. Rappelons que la productivité d’un travail pour le capital n’a rien à voir avec l’utilité des marchandises qui sont produites par ce travail. Un travail productif est une activité qui permet au capital d’en extraire une plus-value (également appelée valeur du surtravail – Qu’est ce que c’est la plus-value ?).
L’enjeu est de taille : si, comme l’affirment les auteurs, la plupart des professions du tertiaire sont improductives alors elles ne produisent ni plus-value ni valeur nouvelle. Or, la quantité de capital, notamment fictif, a explosé depuis les années 1970 et continue d’augmenter de manière exponentielle. Ils en déduisent alors que dans le capitalisme actuel la création de capital se trouve totalement déconnectée de la création de valeur et que « le capitalisme réalise lui-même sa propre abolition »[6]Anselm Jappe, Quelques points essentiels de la critique de la valeur.. Cette affirmation sur le travail improductif constitue le socle d’une bonne partie de l’ensemble théorique développé par le courant dit Critique de la valeur.

Travail productif et improductif : le cœur du problème de la grande dévalorisation
Trenkle et Lohoff, pour justifier leur approche, présentent le capitalisme de service comme une « illusion » dans le sens où ce dernier ne sera pas producteur de valeur. En effet, ils considèrent qu’« une grande partie du travail dépensé dans le secteur des services » n’est pas employée pour « produire des marchandises au service du capital »[7]la grande dévalorisation p.85. Plus que réductrice, cette approche n’envisage la marchandise que sous un angle très restreint rendant ainsi invisibles les multiples couches au sein des rapports de production dans lesquelles elle s’est infiltrée. Pour démontrer la véracité de cette assertion qui est la base fondatrice des thèses développées dans le reste du livre, les auteurs développent brièvement sept exemples de secteurs non créateurs de valeur. Sept exemples à notre sens profondément faux, révélateurs d’un problème d’analyse de fond, que nous allons ici nous affairer à démonter point par point.
1) Distribution et commercialisation vues comme travail improductif : une approche restreinte
Premièrement, les auteurs affirment que : « tous les emplois qui ne contribuent qu’à la distribution et à la commercialisation (négoce, publicité, marketing, vente, etc.) sont ainsi indispensables à la réalisation de la valeur représentée dans les marchandises, mais ils n’apportent rien, par eux-mêmes, à sa production, et ils doivent, au contraire être alimentés par la survaleur absorbée » [8]La grande dévalorisation p.86.. Effectivement, la valeur d’usage principale de ces travails est de permettre la réalisation de la valeur au sein d’un secteur concurrentiel, mais on ne peut se limiter à ce constat. Affirmer que ces travails ne « contribuent qu’à la réalisation de la valeur », c’est oublier que le « procès de production se poursuit pendant l’acte de circulation »[9]Théories sur la plus-value, op. cit. p.280 cité par Isaak I Roubine, Essaie sur la théorie de la valeur de Marx, syllepse, 2009, 1er ed 1928. Pourtant Marx, dont les auteurs disent s’inscrire dans le prolongement de la pensée économique, se trouve plutôt clair au sujet du caractère productif des emplois liés à « la distribution » : « Il faut considérer comme procès de production, prolongé à l’intérieur du procès de circulation, l’industrie des transports, la garde des marchandises et leur distribution sous une forme consommable »[10]K Marx, Le capital livre III t6.
Mais le problème posé par cette phrase de Trenkle ne s’arrête pas là. Choisir cette approche c’est surtout s’empêcher de comprendre la dimension immatérielle de la marchandise et donc tomber dans le piège du fétichisme de la matérialité de la marchandise.
Rappelons ce que nous affirmions précédemment dans notre article Quelles activités créent de la valeur ? :
Comment considérer un travail comme improductif, car ayant pour seul but de faciliter la vente du produit, alors même qu’il est en capacité de changer jusqu’à la valeur d’usage d’une marchandise ? Bien évidemment, le travail publicitaire permet de faciliter la réalisation de la valeur à travers l’acte de vente, mais il est loin de se limiter à cette fonction. Par exemple, la publicité et les sommes importantes de capital dépensées dans la communication d’une entreprise comme Apple donnent un caractère social particulier aux marchandises qu’elle produit. Ainsi, acheter un téléphone portable de la marque n’est pas seulement acheter un assemblage de composants que l’on peut retrouver de manière totalement identique chez l’un de ses concurrents, c’est également acheter une distinction sociale liée au fait de posséder cet appareil plutôt qu’un autre. Le travail de marketing autour de ces produits et de cette marque permet dans ce cas précis à la fois de rajouter de la valeur dans le produit, mais également une valeur d’usage supplémentaire : la reconnaissance sociale de faire partie de la « communauté Apple ». Dans ce cas, comment pourrait-on affirmer que ce travail de marketing est improductif vu qu’il modifie à la fois la valeur de marchandise mais également sa nature sociale ? Le caractère productif de la publicité nous parait évident lorsqu’elle est externalisée. C’est bien une marchandise particulière qu’une entreprise spécialisée dans le marketing comme Publicis vend à ses clients. Cette marchandise qu’est la « campagne de publicité » est immatérielle, mais n’en est pas moins une marchandise. Pour cela Publicis exploite le travail de designers, de graphistes, communities managers et autres rédacteurs qui sont chargés de produire cette marchandise. L’entreprise ne paye à ses salariés qu’une partie de leur journée de travail, le reste c’est la plus-value qu’elle capte et qui est réalisée lorsque la marchandise « campagne de publicité » est vendue à une autre entreprise qui en a besoin ». C’est un travail tout ce qu’il y a de plus producteur de valeur.
2) Comptabilité, administration et conseil fiscaux : des activités possiblement productives
Poursuivant, Trenkle affirme qu’« il en va de même pour les activités administratives et commerciales dans les départements financiers, la comptabilité, le conseil fiscal, etc. au sein des entreprises de production comme du reste du secteur privé, car ces activités n’ont d’autre fonction que de conduire et de contrôler les flux monétaires. »[11]La grande dévalorisation p.86.
Ici nos auteurs semblent confondre l’utilité d’une marchandise, c’est-à-dire sa valeur d’usage avec le caractère productif ou non du travail qui a été nécessaire pour la créer. Pour l’investisseur capitaliste, rappelons que le but reste le profit, peu importe ce qui est produit à la fin : « Que ce dernier ait investi son capital dans une fabrique de leçons plutôt que dans une fabrique de saucisses, cela ne change rien au rapport ».
Si la valeur d’usage de ces activités est bien celle de « contrôler les flux monétaires », cela ne l’empêche aucunement d’être le théâtre d’une extraction de plus-value. Là encore, l’externalisation et le recours à la sous-traitance contribuent à éclaircir le tableau. De plus en plus d’entreprises, notamment des PME, ont aujourd’hui recours à des cabinets externes de comptabilité, de ressources humaines ou de conseil fiscal. Ces cabinets embauchent des salariés formés à ces spécialités administratives et exploitent leur force de travail en vue de produire des marchandises qu’ils vendent à leurs entreprises clientes. Un compte de résultat, un bilan annuel, une lettre de rupture conventionnelle, un plan de placement au sein de niche fiscale sont autant de marchandises immatérielles qui, produites par des employés salariés permettent une extraction de plus-value, rendant ainsi ces travails productifs pour le capital.
Nous précisons que ce n’est pas l’externalisation qui permet de rendre ce type de travail productif. Même quand il est intégré à l’entreprise, il peut l’être. En revanche, la sous-traitance, en rajoutant des marchandises intermédiaires consommées lors du processus de production, met en lumière la plus-value extraite de ces activités et permet ainsi au capital de faciliter sa quantification et par conséquent de maximiser son extraction.
Notre approche est loin d’être nouvelle, Isaak Roubine, pourtant considéré à juste titre comme un théoricien de référence par la Wertkritik pour ce qui est de la question de la valeur, présente la comptabilité comme productrice de valeur dès 1923 :
« Du point de vue de la conception marxienne du travail productif, la question du travail des comptables ne soulève pas de problèmes particuliers. Si la comptabilité est nécessaire à l’accomplissement de fonctions réelles de la production, même si cet accomplissement a lieu dans le cours de la circulation, la comptabilité se rattache au procès de production. Le travail du comptable n’est improductif que quand il réalise la métamorphose formelle de la valeur – le transfert du droit de propriété sur le produit, l’acte d’achat et de vente sous sa forme idéelle.[12]Isaak I Roubine, Essaie sur la théorie de la valeur de Marx, syllepse, 2009, 1er ed 1928. p.332»
3) La question épineuse des emplois du secteur financier
Nos auteurs poursuivent ensuite et ciblent « les emplois dans le secteur financier, car même si celui-ci se retrouve entre-temps au centre de la dynamique capitaliste, en ce qu’il produit des titres de propriétés et là du capital fictif, cela ne signifie aucunement que le travail qui y est effectué serait devenu productif dans le sens de la valorisation du capital. »[13]La grande dévalorisation p.86
Bien évidemment on touche là le cœur de leur théorie. Selon eux, les emplois financiers ne peuvent être producteurs de valeur, car ils ne servent qu’à produire du capital fictif. Cette grande création monétaire ne sert qu’à valoriser le capital, à lui permettre d’investir et à capter une partie de la plus-value créée dans « l’économie réelle ». Nos écrivains ont partiellement vu juste sur ce point, mais malheureusement pas pour les raisons qu’ils avancent. Ils nous démontrent une fois de plus qu’ils ne semblent pas avoir saisi ce qui rend un travail productif pour le capital. Encore une fois, la question n’est pas qu’il soit « au centre de la dynamique capitaliste », ni que sa valeur d’usage soit la « valorisation du capital », mais seulement de savoir s’il est producteur de plus-value.
En effet, une bonne partie du travail d’un trader est improductif puisqu’il se contente d’échanger des titres de propriété au bon moment en vue d’en dégager soit un revenu, soit de les conserver un certain temps pour récupérer un intérêt sur le capital. Par contre, lorsqu’une banque vend à ses clients fortunés un portefeuille de placements qu’elle facture à l’année, c’est bien une marchandise qui est vendue. Cette marchandise a été conçue, élaborée et réalisée par des salariés dont le travail n’a été rémunéré qu’en partie et sur lequel la banque réalise une plus-value lors de la vente de cette marchandise. Que la valeur d’usage de cette marchandise soit celle de récupérer un intérêt substantiel sur du capital fictif ne change rien à sa production. Le capitalisme est un rapport social et le travail productif pour lui se fait en fonction du rapport social de production et non pas en fonction de la nature ou de l’utilité de ce qui est produit.
En réalité de nombreux travails dans la sphère financière comportent des activités productrices de valeur. En effet, lorsqu’un actuaire employé par AXA effectue ses calculs statistiques pour déterminer le montant d’une police d’assurance ou le rendement d’une assurance vie[14]En effet, le calcul d’une police d’assurance ne se résume à juste déterminer le prix de vente de la marchandise « assurance » pour en maximiser le profit (sinon ce serait … Suite de la note, son travail permet de produire la marchandise « police d’assurance » ou la marchandise « assurance vie » qui est ensuite vendue sur le marché des assurances. Son rapport à la production est exactement le même que celui du comptable préalablement cité. Une partie de son travail est productif, car de la plus-value en est extraite à travers la marchandise immatérielle qu’il produit. Par contre, l’autre partie de son activité, minime en termes de temps de travail, qui est consacrée à la métamorphose idéelle de valeur se trouve, quant à elle, improductive.

4) Le statut de fonctionnaire n’empêche pas l’extraction de plus-value
Enchainant la suite de leur présentation, nos auteurs affirment ensuite que « toutes les activités dans le secteur étatique sont fondamentalement non productives dans le sens de la valorisation de la valeur, car même si elles garantissent les conditions générales et l’entreprise capitaliste, elles ne s’exécutent pas, en tant que telles, au service du capital. »[15]La grande dévalorisation p.86,
Le problème ici est de considérer toutes les activités dans le secteur étatique d’un seul bloc, comme si le fait d’être embauché par l’État faisait mécaniquement sortir du rapport social capitaliste et de l’extraction de la plus-value. En suivant ce raisonnement, on peut se retrouver à penser qu’au sein des sociétés où l’économie est étatisée alors l’extraction de la plus-value aurait cessé. Dans ce cas, cela signifierait que l’Union soviétique ou la Chine Maoïste, par leur étatisation de l’économie, seraient parvenues à mettre fin à l’exploitation capitaliste. L’Histoire nous prouve le contraire, l’étatisation économique de ces pays ayant permis la mise en place d’un capitalisme de rattrapage. Trenkle et Lohoff sont bien évidement en accord avec cette lecture de l’histoire, mais sans voir que cela rentre partiellement en contradiction avec leur définition tronquée du travail productif.
En réalité le cas de la productivité des salariés de l’État est plus complexe et diffère selon les situations. Pour comprendre, il est nécessaire de se poser la question de savoir :
1) si leur travail est échangé contre du capital ou contre du revenu ;
2) pour ceux dont le travail est échangé contre du capital, si l’état utilise ce travail pour valoriser ce capital.
Dans certains cas, le caractère improductif des travails est facile à déterminer, car ces derniers sont échangés contre un revenu (que ce revenu soit appelé salaire ne change rien). Par exemple les travailleurs de l’éducation nationale, de la justice, de l’administration étatique, de la police ou de l’armée ne produisent pas de marchandise à proprement parler. Dans ces emplois, « l’État ne fait pas l’avance de capital, pour se faire rembourser ensuite en vendant le produit matériel ou immatériel. »[16]Freyssenet M., “Les rapports de production : travail productif et travail improductif”, Paris, CSU, 1971, 59 p. Édition numérique, freyssenet.com, 2006, p.33. Si par exemple, l’Etat louait des enseignants à des écoles privées ou des policiers à des compagnies de surveillance, ils pourraient être productifs, mais ce n’est pas encore majoritairement le cas.
Par contre, dans les cas où l’entreprise d’État fonctionne sous « les conditions générales de l’entreprise capitaliste », il est nécessaire, à l’inverse de ce qu’affirme Trenkle, de regarder s’il y a extraction de plus-value et dans quelle mesure. Selon le travail bien documenté de Michel Freyssinet, il est possible de classifier les cas concrets de la production étatique sous quatre différents cas de figure :
« 1. La production de certaines valeurs d’usage (matérielles ou immatérielles) est financée par l’État (qui peut le faire grâce à l’impôt) et ce dernier ne fait pas payer l’usage des produits. ». C’est le cas que nous avons abordé au-dessus. Le travail effectué ne sert pas à valoriser directement le capital, mais à être consommé et est échangé contre un revenu, car il est utilisé uniquement pour produire une valeur d’usage[17]Pour autant ce type de travail a tout de même une grande influence sur la plus-value produite « Dans la mesure où l’État met à la disposition (entre autres) des capitalistes un produit … Suite de la note.
« 2. L’État fait payer l’usage des produits, mais à un prix inférieur au coût de production, c’est-à-dire que le prix de vente n’assure qu’une reproduction simple. Le capital qu’il avance ne se trouve pas accru au bout du procès de travail ». Les marchandises qui sont produites sont vendues à un prix permettant seulement de reconstituer le capital investi. Une partie du travail effectué dans ce cadre se trouve donc productif, car producteur de plus-value. Mais cette plus-value sert principalement à couvrir partiellement ou en totalité les frais liés aux travails improductifs. On peut citer en exemple l’université publique française. Les professeurs y produisent des cours qui peuvent être vendus sous forme de marchandises aux étudiants à travers les polycopiés de type CTEL (Cours de télé-enseignement en ligne) ou qui participent à produire la marchandise « semestre d’étude » payée à travers les frais d’inscriptions. Ces frais d’inscription, variables selon les étudiants selon qu’ils soient boursiers ou qu’ils viennent d’autres pays, ne permettent pas de couvrir totalement les frais de production universitaire, mais y participent. Ce rapport social pousse à rendre ainsi partiellement productif le travail visant à l’enseignement universitaire public a contrario de celui du secondaire qui reste improductif, alors même qu’il n’existe pas de différence fondamentale entre ces deux travails concrets. Insister sur ce changement de rapport peut paraitre anecdotique, pourtant c’est lui qui permet en grande partie de comprendre la privatisation progressive des universités publiques.
« 3. L’État vend ses produits à un prix supérieur au coût de production, mais délibérément inférieur aux prix de production. Parce qu’il détient un monopole, il décide que le capital qu’il met en œuvre sera sous rémunéré. Le taux de profit n’atteindra pas le taux de profit moyen. » C’est le cas d’une grande partie des services publics jusqu’à leur ouverture à la concurrence. Par exemple en France jusque dans les années 2000, EDF, GDF, les PTT, France Télécom ou encore la SNCF étaient de ceux-là. L’État en situation de monopole détermine des prix intégrant un profit inférieur au profit moyen généré par une entreprise privée dans un cadre concurrentiel. Dans ce cas-là, il y a bien extraction de plus-value sur l’ensemble des activités permettant de générer ces services-marchandises, elle est juste inférieure à la moyenne capitalistique. On ne peut par conséquent que considérer ces travails comme productifs pour le capital même s’ils pourraient l’être encore plus.
« 4. Enfin, l’État tend à vendre ses produits à un prix égal ou supérieur au prix de production. » Dans ce cas-là l’État joue seulement le rôle du détenteur du capital et le service public fonctionne comme n’importe qu’elle autre entreprise capitaliste. L’extraction de plus-value s’effectue de manière normale et les activités salariés de ces structures sont tout ce qu’il y a de plus productives pour le capital. Même si cette plus-value est entièrement récupérée par l’État, ce dernier joue le même rôle que n’importe quel autre capitaliste. Dans les faits c’est vers ce statut que tendent les services publics cités dans l’exemple précédent depuis leur libéralisation et leur ouverture à la concurrence. Certains ont été totalement privatisés et sont devenus des entreprises capitalistes comme les autres à l’instar d’Orange, anciennement France Télécom. Dans d’autres, l’État y garde un contrôle plus ou moins important du capital qu’il fait fructifier. La transformation d’entreprises étatiques passant du cas de figure 3 au cas 4, permets de maximiser l’extraction de plus-value au sein des services publics.
Finalement lorsqu’on regarde dans le détail, on s’aperçoit qu’il est loin d’être possible de qualifier « toutes les activités dans le secteur étatique » comme « fondamentalement non productives ». En réalité, seules les activités salariées liées à la permanence de l’Etat, à son administration, à son maintien de l’ordre ainsi qu’aux services gratuits de reproduction de la force de travail s’avèrent majoritairement improductives. Et encore, le caractère improductif de ces emplois n’est pas une fatalité. Le recours à des entreprises privées sous mission de service public est de plus en plus courant. Ce sont aujourd’hui des sociétés privées qui sont chargées de dresser des contraventions pour stationnement, de placer les chômeurs et intérimaires ou d’effectuer le ramassage des ordures pour le compte de la municipalité. Ce sont également des compagnies militaires privées comme Blackwater qui sont engagées pour faire la guerre à la place des États[18]Ce type de mutation est loin d’être nouveau dans l’Histoire comme l’atteste par exemple, le recours massif du patronat et de l’Etat américain à l’agence privée Pinkerton durant la fin … Suite de la note. Ces entreprises privées vendent un service-marchandise à l’État et extraient de la plus-value des salariés qu’elles emploient, même si l’achat de ces marchandises reste financé par les impôts. Grâce à ces « délégations de service public », d’anciens travails improductifs de fonctionnaires sont transformés en travails productifs pour le capital.
5) Travail associatif d’utilité publique : le caritatif qui cache la forêt.
Dans la continuité de leur logique, Trenkle et Lohoff affirment ensuite que «la chose est vraie tout autant pour le tiers secteur d’utilité publique, souvent célébré au cours des dernières décennies, comme une machine à produire des jobs, ceci étant dû au fait qu’il a récupéré toujours plus de tâches issues du social de l’éducation et de la santé, qui étaient abandonnées par l’État ».[19]La grande dévalorisation p.86
C’est donc « toutes les activités » du secteur associatif ou privé palliant le désengagement de l’État dont il est question ici et qui sont qualifiées d’activités improductives. En présentant ces activités comme improductives dans leur totalité, nos écrivains confondent là un statut juridique avec un rapport de production. En réalité le secteur associatif regroupe de nombreux types d’emplois très divers dont certains se trouvent être improductifs tandis que d’autres le sont. Le caractère non lucratif des activités de ce secteur le contraint seulement à réinvestir le profit généré lors d’un processus d’accumulation ou à le consommer sous forme de frais de fonctionnement pour ses dirigeants. Lorsqu’on scrute son fonctionnement en détail, on se rend vite compte que les quatre cas de figure que nous avons détaillés dans la partie sur les fonctionnaires s’appliquent également à ces structures.
Par exemple le secteur associatif en France regroupe 1,8 million de salariés[20]Injep, Chiffres clés de la vie associative 2019 :
- 540 000 (30%) d’entre eux le sont dans des associations caritatives ou humanitaires. La majorité de ces emplois ont effectivement un caractère improductif. Ce qui y est produit n’est pas vendu et le fonctionnement de ces associations est basé à la fois sur des subventions étatiques (l’impôt) ainsi que sur la charité, forme d’impôt volontaire. Le travail des salariés de ce secteur s’échange dans la majorité des cas contre un revenu. L’extraction de plus-value y est plutôt rare et limitée à des cas spécifiques.
- 342 000 (19%) d’entre eux sont embauchés dans le secteur de l’éducation et la formation. En effet, la majeure partie des écoles privées sont regroupées sous le statut d’association d’intérêt public. Comme l’affirmait Marx : « Un maître d’école est un travailleur productif dès lors qu’il ne se contente pas de former la tête de ses élèves, mais qu’il se déforme lui-même pour enrichir son patron ». En France c’est partiellement le cas, les établissements privés fonctionnant grâce à la vente de formation à leur clientèle d’élèves, mais également grâce à des subsides de l’État. Selon les établissements et structures, la plupart se place entre le cas de figure 2 et le cas 3 de la production étatique. C’est-à-dire qu’il y a bien extraction de plus-value et la grande partie des travailleurs de ce secteur se découvrent comme productifs, mais cette exploitation est inférieure à la moyenne et est compensé par l’aide de l’État. Ce n’est pas le cas dans d’autres pays où l’état ne participe pas à leur financement et ces sociétés sont alors pleinement capitalistes et pleinement productives, qu’importe que leur directoire possède le statut de fondation ou d’association.
- 306 000 (17%) sont embauchés dans le secteur Hébergement social et médicosocial comme les foyers de jeunes travailleurs ou certains EPHAD. Certains visent seulement à l’extraction d’une rente foncière et sont proprement improductifs, d’autres fournissent un certain nombre de services qui les rendent partiellement productifs. C’est le cas des Maisons de retraite/EPHAD (Établissements pour personnes âgées dépendantes). Ces structures vendent des prestations de santé et d’aide à la personne sous forme de forfait mensuel comme n’importe quelles autres marchandises. Certains d’entre elles sont subventionnées par l’État pour faire baisser leurs tarifs, d’autre non. Selon les cas elles oscillent donc entre les points n°3 et 4 de la production étatique. Dans les deux cas, leurs travailleurs se trouvent majoritairement productifs.
- 162 000 (8%) le sont dans le secteur de la santé : Un bon nombre de cliniques hospitalières privées, notamment celle ayant des missions de service public, fonctionne sous la forme d’association d’utilité publique. En France, ces établissements de santé privés à but non lucratif sont appelés les ESPIC (établissements de santé privés d’intérêt collectif) depuis 2009 et se retrouvent partiellement dans l’offre de soin de santé public. Ils se rattachent alors au cas de figure 2. D’autres vendent des services de soins plus cher que les hôpitaux publics, mais moins cher que les cliniques privées et se rattachent au cas de figure 3. Mais c’est loin d’être similaire ailleurs dans le monde. Aux États-Unis par exemple, de nombreux hôpitaux et cliniques sont possédés par des fondations, associations ou congrégations religieuses et ne présentent aucune différence dans leur fonctionnement avec des établissements privés lucratifs. Dans tous les cas, leurs travailleurs demeurent productifs.
- 270 000 le sont dans les secteurs regroupant le sport (5%), les loisirs (4%), les spectacles (4%) et la culture (2%). Là encore, des marchandises sont produites et vendues (spectacles, évènements, licences sportives) et une plus-value est extraite du travail des employés qui les produisent. La plupart de ces activités se font avec l’aide de l’État et rentrent dans le cas de figure 2. Pour d’autres, les subventions font seulement baisser le prix de vente de leur production et ils rentrent dans le cas de figure 3. Il est même possible de trouver certaines associations dans le cas de figure 4[21]On pourrait citer en exemple l’association Olympique de Marseille qui gérait la formation des jeunes footballeurs professionnel du club de football de la cité phocéenne jusqu’en 2017. Ils … Suite de la note.
- Enfin il est nécessaire d’ajouter à cette énumération un ensemble d’entreprises utilisant le statut d’association pour faciliter leur fonctionnement, le recours aux aides de l’État ou encore une plus grande flexibilité dans leur possibilité d’embauche et de licenciement. On trouve par exemple de nombreux bars associatifs, restaurants, boites de nuit et clubs utilisant ce statut pour ne pas avoir à payer une licence de débit de boisson ou éviter d’avoir à suivre les horaires d’ouverture préfectoraux. Leurs dirigeants extraient de la plus-value du travail de leurs salariés comme n’importe quelle entreprise capitaliste privée du même secteur le ferait. Leur travail se dévoile donc être productif.
En regardant dans le détail, on se rend compte en réalité qu’une majorité des emplois « du tiers secteur d’utilité publique » s’avère également être des activités au moins partiellement productives pour le capital. Certes, elles demeurent moins productives de plus-value que si elles étaient réalisées sous le statut classique de l’exploitation capitaliste qu’est la libre entreprise, mais il n’est possible de qualifier d’improductives que moins d’un tiers d’entre elles (pour la France).
6) Auto-entrepreneuriat et services à la personne vus comme travail improductif : une vision largement erronée
Enfin, les auteurs se veulent enfoncer le clou en affirmant qu’« une part significative des services, en premier lieu à la personne et aux ménages, est accomplie sous la forme de microentreprises ou d’entreprises unipersonnelles, qui ne produisent pas de survaleur et par conséquent ne valorisent pas non plus de capital ».[{La grande dévalorisation p.86]]
Si les rapports sociaux de travail dans le secteur des services à la personne étaient les mêmes que ceux vis-à-vis des domestiques, c’est-à-dire des personnes pour lesquelles l’acheteur dépense du « revenu pour acheter leur service au lieu de créer du capital »[22]K. Marx, Théorie sur la plus-value, op. cit. p169, Trenkle et Lohoff auraient raison. Mais là encore, c’est envisager le problème par le petit bout de la lorgnette et ne pas prendre en compte de la réalité du micro-entrepreneuriat, notamment au sein du secteur des services à la personne.
Selon les statistiques de la DARES de 2018[23]DARES résultat février 2020 (Études statistiques du ministère du Travail), Les services à la personne en 2018 : … Suite de la note en France, plus de 50% des services à la personne sont employés par des « organismes prestataires » et ce chiffre est en constante augmentation. Cela signifie que ce n’est pas un particulier qui embauche directement un travailleur à son compte dont le client achète les services, par exemple le travail d’aide à domicile, pour le consommer. Dans ce cas-là, se trouve un organisme intermédiaire, c’est-à-dire une entreprise ou une association, qui embauche le travailleur qui va effectuer le travail d’aide à domicile et lui verse un salaire pour cette prestation. Et ça change tout, car l’organisme prestataire se trouve là dans la position d’employeur et a pour but de réaliser une plus-value sur ce travail qu’il réalise en vendant la marchandise immatérielle « aide à domicile ». Que le travailleur en question soit sous le statut formel d’autoentreprise ou directement salarié de l’entreprise ne change rien au fait que seule une partie de son travail lui soit payé et qu’une autre soit captée sous forme de plus-value par l’entreprise qui l’emploie, faisant ainsi de son activité un travail productif. De plus, même si près de 40% des services à la personne sont employés directement par le client qui à usage de cette prestation, rien ne dit que cette prestation n’est pas effectuée par une entreprise de plusieurs salariés[24]Selon les mêmes statistiques de la DARES, le service à la personne en France en 2018 regroupe 42 187 « organismes » (pour les ¾ des entreprises privées et seulement 7 900 … Suite de la note.
Ensuite que ce soit dans ce secteur économique des services à la personne ou d’autres, considérer le travail effectué sous le statut de la microentreprise comme improductif implique de ne pas considérer ce statut pour ce qu’il est dans la majorité des cas : du salariat déguisé. Exemple répandu : une entreprise vend une marchandise à son client et utilise le système de la sous-traitance pour faire appel à un ou des autoentrepreneurs dans le but de la produire à un prix inférieur à celui auquel elle l’a vendue. Le profit généré par l’entreprise ne peut être appelé autrement qu’une plus-value extraite par ce que l’on appelait auparavant du salaire à la pièce. La seule donnée qui change c’est que le salarié n’est pas embauché en son nom propre, mais en celui d’une personnalité morale qu’est sa microentreprise. Ce n’est pas en changeant son statut juridique que l’on fait disparaitre l’exploitation et le caractère productif d’un travail.
L’argumentaire des auteurs semble fonctionner seulement s’ils ne regardent que la destination d’usage de la marchandise et non la production globale de plus-value pour déterminer le caractère improductif de ces travails. Comme l’affirmait Marx : « Les travailleurs productifs eux-mêmes peuvent être vis-à-vis de moi des travailleurs improductifs. Par exemple, si je fais tapisser ma maison et que ces ouvriers soient les ouvriers salariés d’un patron qui me vend cette prestation, c’est pour moi comme si j’avais acheté une maison déjà tapissée, comme si j’avais dépensé de l’argent pour une marchandise destinée à ma consommation ; mais, pour le patron qui fait tapisser ces ouvriers, ils sont des travailleurs productifs, car ils produisent pour lui de la plus-value ».[25]K. Marx, Théories sur la plus-value, op. cit. p.475 Bien évidemment, le travail de l’aide à domicile est improductif pour la personne âgée qui en a besoin, mais ce n’est pas la question. La question est de déterminer si ce travail est productif pour le capital à travers l’extraction de plus-value et la production de valeur.
En réalité le secteur des services à la personne se trouve être un exemple parfait de comment le système capitaliste transforme de manière accélérée des travails majoritairement improductif en travails productifs pour le capital c’est-à-dire sur lequel est ponctionné une plus-value. Les petits entrepreneurs qui pouvaient vendre directement leur travail d’aide à domicile à ceux qui en ont besoin sont progressivement embauchés par des entreprises spécialisées. Auparavant, tel un artisan indépendant possédant ses moyen de production, le petit entrepreneur se retrouvait « divisé en deux personnes, comme possesseur des moyens de production, il [était] capitaliste, comme travailleur il [était] son propre salarié. […] Il s’exploite lui-même et se paye avec la plus-value ». Mais, les nécessités du développement économique et la loi de la valeur ne lui laissent progressivement que deux possibilités : « ou bien il se transformera peu à peu en un capitaliste, qui exploite lui aussi le travail d’autrui, ou bien il perdra ses moyens de production [ou dans ce cas-là, la possibilité d’être embauché directement] et sera transformé en travailleur salarié »[26]K. Marx, Théories sur la plus-value, op. cit. p.478..
7) Le travail intellectuel vue comme une « rente d’information »
Un peu plus loin dans l’ouvrage, nos auteurs décident d’aller encore plus loin pour justifier leurs thèses et décident, sans s’en rendre compte, d’exclure de la production presque l’ensemble des travailleurs intellectuel : « Si Microsoft et compagnie encaissent tout de même des revenus, c’est uniquement parce qu’une législation adaptée (« propriété intellectuelle ») leur permet de demander de l’argent pour l’accès au savoir (licences, etc.) qu’elles produisent. Il ne s’agit pas là de la réalisation de la valeur mais d’une rente d’information. Le travail accompli dans ces entreprises, n’augmente alors en aucune façon la masse sociale de valeur, et il permet seulement de répartir la masse de valeur existante en faveur du capital jouissant d’une rente de situation – comme dans le cas de la rente pétrolière »[27]La grande dévalorisation p.279.
Laissons de côté l’erreur de nos auteurs de considérer que « Microsoft et compagnie » n’aient une activité qui ne se limite qu’à la vente de logiciel, pour se concentrer sur leur concept plus problématique de « rente d’information ». Pour réussir à nier le caractère productif du travail intellectuel, Trenkle et Lohoff le transforment en rente. Dans leurs têtes, vu que la marchandise est immatérielle alors elle n’est qu’une information, ce n’est plus une marchandise. On se retrouve donc avec des milliers de travailleurs dont les entreprises extraient de la plus-value et dont les tâches sont subdivisées pour produire une marchandise immatérielle qui sera vendue par millions et servira à augmenter la production de millions d’autres, mais… aucune valeur n’est produite. Ils décident que la marchandise « logiciel » ne provient pas du travail de milliers de travailleurs tapant des lignes de code à travers le monde pour le produire et le maintenir à jour, mais d’un simple droit de propriété. C’est bien connu, « comme dans le cas de la rente pétrolière », il suffitde creuser le sol de son jardin pour y trouver des programmes informatiques.
Trenkle et Lohoff essayent ici de mettre l’économie à l’envers pour qu’elle aille dans leur sens. Selon eux, c’est le mode de valorisation qui finit par déterminer la nature de la marchandise et non le mode de production. L’ensemble du travail nécessaire à l’élaboration d’une marchandise semble pour eux ne pas faire partie du processus de production. Si on décide de suivre leur réflexion alors aucun travail de recherche et de développement ne peut être producteur de valeur. En effet, à partir du moment où il est vendu, il devient une rente d’information. Pour eux, l’industrie pharmaceutique ne produit donc pas de valeur, c’est une rente d’information. La conception de nouvelles machines-outils est une rente d’information. Toutes les industries culturelles de production de films, d’album musicaux, ou de livres sur commande, ne servent que l’existence d’une rente d’information. Qu’il y ait production de marchandises, extraction de plus-value et transformation de plus-value en capital ne semble avoir aucune importance pour eux. A partir du moment où la multiplication des unités de marchandises implique moins de travail que leur élaboration, ils considèrent cela comme une rente. Quelle formidable illustration du fétichisme de la matérialité de la marchandise !

Que reste-t-il des thèses économiques de la Wertkritik ?
Après avoir démonté point par point l’ensemble de leurs exemples, il ne reste finalement plus beaucoup d’emplois improductifs permettant de soutenir la thèse de Trenkle et Lohoff et d’affirmer l’existence « d’une éviction accélérée de la force de travail hors de la production ». Au contraire, on constate que les changements de statut, les destructions de postes de fonctionnaires, l’ouverture à la concurrence, la privatisation et la sous-traitance de services publics ont permis d’augmenter la part de plus-value extraite au sein des anciens secteurs productifs d’États. Les conséquences de cette remise en cause fondamentale sont nombreuses sur les théories analytiques développées au sein du courant de la Wertkritik. Bien qu’il serait intéressant de les analyser une par une dans le détail, nous ne décrirons pas ici l’ensemble des implications que cela entraine. A notre sens, d’autres faiblesses économiques jalonnent la rédaction de cet ouvrage, comme la distinction de deux ordres de marchandises,[28]Lohoff et Trenkle inventent le découpage des marchandises capitalistes en deux grands ordres. L’un regrouperait les « marchandises sensibles-matérielles » (p.134) s’échangeant … Suite de la note que nous choisissons de ne pas approfondir ici. Nous nous contenterons d’aborder brièvement l’impact de notre critique de la vision du travail productif de Trenkle et Lohoff sur les autres thèses défendues dans cet ouvrage, notamment celle qui lie capital fictif et secteur tertiaire.
Capital fictif, travail productif et grande dévalorisation
Dans un second temps, les auteurs de la Grande dévalorisation lient le caractère improductif des activités du secteur tertiaire à la profusion de capital fictif. Au regard de leur analyse, le processus de « gonflement d’argent de crédit » qui s’est développé depuis les années 1970 n’est autre chose que de l’inflation : « il ne s’agit pas d’autre chose en fait, que d’inflation dans le sens propre du mot : un gonflement des prix sans accroissement de valeur ».[29]La grande dévalorisation p.209 L’ensemble du secteur financier ne fonctionnerait donc que sous la forme d’une bulle spéculative déconnectée de toute création de valeur. Dans ce cas, comment se fait-il que cette bulle gigantesque n’ait pas explosée depuis cinquante ans et entrainé avec elle une dévalorisation massive du capital fictif jusqu’à que sa valeur soit rééquilibrée avec celle de la production « réelle » ? Pour nos auteurs l’explication vient « du crédit d’État », c’est-à-dire de la réinjection massive par l’État de liquidité en cas de crise comme on a pu le voir en 2008 ou en 2020. Ce « crédit d’État » « offre au capital suraccumulé de nouvelles possibilités de placement sous forme de capital fictif et le sauve ainsi de sa pleine dévalorisation »[30]La grande dévalorisation p.79. Entre ces périodes de crise, c’est alors « le fait d’enjoliver en permanence les statistiques »[31]Ils touchent ici à notre sens un point important du fonctionnement du capitalisme actuel mais au lieu de l’approfondir ils le balayent d’un revers de main en ne le considérant que comme étant … Suite de la note qui permet au système de faire en sorte que la bulle globale n’explose pas.
Si cette analyse touche du doigt certaines réalités, elle se doit tantôt de faire l’impasse sur de nombreux angles morts, tantôt de faire appel à une sorte de fonctionnement magique pour justifier le fait que cette grande dévalorisation n’ait pas encore eu lieu. Comment le monde capitaliste a-t-il pu se trouver relativement épargné par les crises économiques systémiques entre 1970 et 2008 ? Comment, déconnecté de la production, le monde capitaliste a-t-il pu traverser une période de croissance ininterrompue de 40 ans ? À cette question nos auteurs répondent par un vague « grâce à la profusion de capital fictif » qui se pose comme solution générale à toutes les problématiques.
Entendons-nous bien, il y a en effet bien eu une profusion gigantesque de capital fictif basée sur la création monétaire débutée à partir des années 1970 et cela s’est bien traduit par une inflation majoritairement maintenue au sein des sphères financières. La réinjection massive d’argent frais par les Etats lors des périodes de crises s’est également avérée être la solution efficace pour repousser la crise. Le problème de Trenkle et Lohoff ne se situe jamais au niveau de leur constats historiques qui sont systématiquement justes et plutôt bien expliqués, mais dans les raisons et justifications de ces constats. En effet, pour valider leur thèse de la déconnexion totale du capital vis-à-vis de la valeur, ils avancent une série d’arguments théoriques qui, à notre sens, ne tiennent pas la route.
Finalement, en suivant les thèses défendues par La grande dévalorisation, on se demande bien pourquoi cette grande dévalorisation serait inévitable pour le capitalisme alors qu’il arrive à la repousser magiquement par la création monétaire sans aucune création de valeur depuis 50 ans. Et c’est bien tout le problème du livre. Les auteurs nous rabâchent dans les derniers chapitres et la conclusion que cette situation n’est pas tenable pour le capitalisme sans jamais nous expliquer pourquoi ça serait le cas. S’il peut fonctionner de manière totalement déconnectée de la production de valeur, alors pourquoi cette dernière finirait-elle par le rappeler à ses lois ? Quelles contradictions internes le pousserait à ne pas continuer à se renflouer avec de l’argent frais à chaque fois qu’il est proche d’une crise qui pourrait entrainer sa dévalorisation ? En effet, les auteurs tendent à considérer à juste titre, le fonctionnement du capitalisme actuel telle une pyramide de Ponzi, c’est-à-dire un montage financier qui rémunère les premiers investisseur grâce à l’argent apporté par les nouveaux entrants ; dans le cas présent, le capital fictif antérieurement investi se faisant rémunérer grâce à de l’argent fraichement produit. Or ce qui fait qu’une pyramide de Ponzi n’est pas viable, c’est justement que le nombre de nouveaux investisseurs entrant dans le système est limité, ne serait-ce qu’au regard du nombre de personne sur terre. Par contre, si on revient à l’analyse de nos auteurs, la création monétaire étant déconnectée de la valeur, il parait possible de créer indéfiniment de nouveaux capitaux à ajouter dans la machine permettant de rajouter un étage à la pyramide. Dès lors, on ne voit pas pourquoi ni comment ce capitalisme inversé, comme le nomme Trenkle et Lohoff, devrait prendre fin. Dans ce cas-là, la seule limite envisageable deviendrait donc la limite externe que serait la crise écologique et la destruction radicale de l’environnement. Et encore, il serait nécessaire d’atteindre un niveau d’anéantissement tel que l’accumulation ne serait plus possible. Le capital étant particulièrement adaptable, on ne voit pas quelle situation pourrait nous amener jusque-là, à part celle impliquant l’extinction ou la quasi-extinction de l’humanité.
In fine, le seule moyen pour que la fameuse grande dévalorisation ait un jour lieu est que la création de capital fictif reste liée d’un moyen ou d’un autre, à la création de valeur.
La valeur : matière noire du capital fictif
A contrario des thèses de Trenkle et Lohoff, nous pensons que la création croissante de valeur à travers l’industrie des services et l’avancée de la marchandise dans des secteurs où elle n’existait pas auparavant, a agi comme le ciment indispensable qui a permis au capital fictif de continuer à croitre.
Pour faire un parallèle, on pourrait comparer la valeur à la matière noire dont l’existence se trouve indispensable pour permettre la cohésion des galaxies. Le CERN la présente sous ses termes :
« Les galaxies de notre Univers semblent arriver à réaliser une véritable prouesse. Elles tournent si vite que la gravité produite par la matière observable qu’elles contiennent ne peut pas les faire tenir ensemble ; logiquement, elles auraient dû se défaire depuis longtemps. Il en va de même pour les amas de galaxies. C’est pourquoi les scientifiques sont convaincus qu’intervient un élément invisible : quelque chose que nous n’avons pas pu encore détecter directement donne à ces galaxies une masse supplémentaire, ce qui produit le surplus de gravité dont elles ont besoin pour ne pas se défaire. Cette présence mystérieuse est appelée « matière noire ».
A l’inverse, il nous est plus facile de détecter directement la production de valeur que la matière noire. Il suffit de comprendre pleinement ce qu’est un travail productif pour le capital et de ne pas se laisser happer par le fétichisme de la matérialité de la marchandise. En partant de là, il devient dès lors possible de proposer un modèle cohérant du fonctionnement économique du système capitaliste actuel en partant de l’analyse marxiste ; d’en appréhender ses cycles, ses phases d’accélération, de ralentissement et de crise. Plus encore, une bonne part des statistiques produites par le capitalisme lui-même devient alors pertinente pour calculer le taux de profit des entreprise et le taux de rentabilité du capital, nous permettant ainsi d’en dégager les dynamiques et de comprendre les mécanismes à l’œuvre pour endiguer la baisse tendancielle du taux de profit, analyses que nous nous emploieront à développer dans des articles à venir.
A suivre dans l’article : Entre pandémie et taux de profit : Analyse marxiste de la valeur boursière des GAFAM
Benjamin Lalbat
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Notes de bas de page
↑1 | Karl Marx, Théories sur la plus-value T.1, Editions sociales, p.460 & 466. |
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↑2 | Quatrième de couverture à l’édition française de N. Trenkle & E. Lohoff, La Grande dévalorisation, post-édition, 2014 |
↑3 | .La grande dévalorisation, op.cit.. p.89 |
↑4 | La grande dévalorisation, op.cit.p.19 |
↑5 | La grande dévalorisation,op.cit.p.18 |
↑6 | Anselm Jappe, Quelques points essentiels de la critique de la valeur. |
↑7 | la grande dévalorisation p.85 |
↑8, ↑11, ↑13, ↑15, ↑19 | La grande dévalorisation p.86 |
↑9 | Théories sur la plus-value, op. cit. p.280 cité par Isaak I Roubine, Essaie sur la théorie de la valeur de Marx, syllepse, 2009, 1er ed 1928 |
↑10 | K Marx, Le capital livre III t6 |
↑12 | Isaak I Roubine, Essaie sur la théorie de la valeur de Marx, syllepse, 2009, 1er ed 1928. p.332 |
↑14 | En effet, le calcul d’une police d’assurance ne se résume à juste déterminer le prix de vente de la marchandise « assurance » pour en maximiser le profit (sinon ce serait effectivement un travail improductif). Le calcul de la police d’assurance implique ce qu’elle va rembourser, ses différentes clauses et autres franchises. Ce calcul est constitutif de la marchandise « police d’assurance » et constitue en réalité une partie principale de son processus de production. |
↑16 | Freyssenet M., “Les rapports de production : travail productif et travail improductif”, Paris, CSU, 1971, 59 p. Édition numérique, freyssenet.com, 2006, p.33 |
↑17 | Pour autant ce type de travail a tout de même une grande influence sur la plus-value produite « Dans la mesure où l’État met à la disposition (entre autres) des capitalistes un produit dont ils n’auront pas à payer l’usage, la part du capital constant dans le capital total mis en œuvre par les capitalistes diminue. En d’autres termes, les capitalistes vont pouvoir exploiter plus de travail vivant, donc accroître la plus-value produite, donc avoir un taux de profit moyen supérieur. Mais la plus-value supplémentaire n’a pas pour origine le surtravail des salariés de l’État, mais le travail supplémentaire que le capital est alors en mesure d’extraire des travailleurs qu’il emploie, lui, directement. » |
↑18 | Ce type de mutation est loin d’être nouveau dans l’Histoire comme l’atteste par exemple, le recours massif du patronat et de l’Etat américain à l’agence privée Pinkerton durant la fin du XIXe et au début du XXe siècle pour des travails relevant du renseignement intérieur (infiltration des syndicats), le maintien de l’ordre ou d’autres missions communément dévolues aux diverses polices d’État. Cette entreprise comme d’autres polices privées, vendait des contrats de protection, de surveillance ou de maintien à de l’ordre à l’Etat, aux collectivités locales ou aux particuliers et tirait une plus-value du travail de ses « détectives ». L’agence Pinkerton a été rachetée en 1999 et intégrée à la multinationale de la sécurité Securitas. |
↑20 | Injep, Chiffres clés de la vie associative 2019 |
↑21 | On pourrait citer en exemple l’association Olympique de Marseille qui gérait la formation des jeunes footballeurs professionnel du club de football de la cité phocéenne jusqu’en 2017. Ils revendaient ensuite ces jeunes joueurs sur le marché du football professionnel et encaissaient les indemnités de formation. |
↑22 | K. Marx, Théorie sur la plus-value, op. cit. p169 |
↑23 | DARES résultat février 2020 (Études statistiques du ministère du Travail), Les services à la personne en 2018 : https://www.servicesalapersonne.gouv.fr/files_sap/files/etudes/dares_resultats_services_a_la_personne_2018.pdf |
↑24 | Selon les mêmes statistiques de la DARES, le service à la personne en France en 2018 regroupe 42 187 « organismes » (pour les ¾ des entreprises privées et seulement 7 900 microentreprises) qui emploient 1,22 million de personnes. |
↑25 | K. Marx, Théories sur la plus-value, op. cit. p.475 |
↑26 | K. Marx, Théories sur la plus-value, op. cit. p.478. |
↑27 | La grande dévalorisation p.279 |
↑28 | Lohoff et Trenkle inventent le découpage des marchandises capitalistes en deux grands ordres. L’un regrouperait les « marchandises sensibles-matérielles » (p.134) s’échangeant sur les marchés de biens (marchandises d’ordre 1), l’autre regrouperait les marchandises s’échangeant sur les marchés financiers (marchandises d’ordre 2). Il nous semble que cette approche constitue la dernière preuve que nos auteurs succombent au fétichisme de la matérialité de la marchandise. Marx par exemple n’a jamais fait cette distinction. Pour lui il y avait effectivement deux types de marchandises : la force de travail qui créé de la valeur et les autres marchandises qui ne sont que du travail cristallisé. |
↑29 | La grande dévalorisation p.209 |
↑30 | La grande dévalorisation p.79 |
↑31 | Ils touchent ici à notre sens un point important du fonctionnement du capitalisme actuel mais au lieu de l’approfondir ils le balayent d’un revers de main en ne le considérant que comme étant une sorte de mensonge. Nous avons déjà commencé à aborder ce sujet à travers l’article sur la restructuration et la rentabilité statistique et nous continuerons à travers le chapitre 2 |
Je découvre votre site d’un bon niveau de réflexion, ceci étant dans le milieu dit de « la gauche allemande ou conseillisme » nous avons déjà amplement débattu de ces questions et déjà en 1981 sous la plume de Loren Goldner tendance Rosa luxemburg on pouvait lire:
« Il s’agit maintenant de montrer comment et pourquoi la transformation keynésienne de l’état capitaliste entre 1933 et 1945, était l’expression nécessaire de la domination formelle/ plus value absolue et la domination réelle/plus value relative. L’ Etat Schachto-Keynésien1 de 1933-45, et l’état keynésien mur d’après 1945, apparaît au moment ou la composition organique du capital, globalement, est suffisamment élevée pour que toute innovation technologique visant la plus value relative tend à dévaloriser-transférer en fictivité- davantage de capital fixe qu’elle n’en produit de plus value apte à être transformée en profit, intérêt et rente foncière. » Cet Etat a pour fonction d’organiser la dévalorisation permanente de la force de travail à l’échelle globale, pour empêcher la dévalorisation du capital. (Remarque sur la transformation de l’Etat capitaliste dans la phase de la plus-value relative Loren Goldner )
Il est possible de voir nos écrits sur SPARTACUS 1918
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