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La pandémie mondiale de COVID-19 a provoqué de nombreuses fluctuations sur les marchés boursiers. L’ensemble des marchés mondiaux s’est effondré début mars 2020, anticipant les conséquences des confinements à venir, avant de remonter progressivement jusqu’à atteindre, pour certaines actions, des sommets inégalés au cours de l’été 2020. Alors qu’on pouvait penser au printemps que la crise pandémique allait être le déclenchement d’une crise économique plus profonde [1]A l’instar de l’économiste marxiste états-unien Michael Robert dont nous avons traduit plusieurs articles sur ce site. Par exemple : Post Pandemic Slump le début de cette dernière semble pour le moment reporté dans le temps. Aujourd’hui, la capitalisation boursière d’entreprises comme Amazon, Microsoft ou Apple ont dépassé les 1 500 milliards chacune (pour comparaison le PIB annuel de l’Espagne était de 1 390 Mds en 2019).
Le pouvoir et la valeur de ces entreprises deviennent dès lors difficilement imaginables. Mais il est nécessaire de rentrer dans le détail pour comprendre ce que ça cache. Est-ce seulement le gonflement de nouvelles bulles spéculatives permettant de compenser et repousser la crise économique ou bien ces dernières révèlent-elles une adaptation et une évolution particulière du fonctionnement du système capitaliste ? A travers une série d’articles, nous avons décidé d’approfondir le sujet pour tenter de comprendre les racines et les implications de ces phénomènes.
Une analyse marxiste des marchés financiers : quel cadre général ?
Appliquer l’analyse économique de Marx pour comprendre le fonctionnement économique des entreprises actuelles ou a fortiori les évolutions économiques de la bourse n’est pas chose aisée. En effet, la plupart des indicateurs et autres éléments financiers utilisés par le système économique pour évaluer la santé d’une entreprise laissent de côté de nombreux indicateurs indispensables à l’analyse économique marxiste. Difficile par exemple de trouver une différence notable entre capital variable (partie du capital employée à acheter la force de travail) et capital constant (partie du capital employée à acheter les objets de tout ordre impliqué dans la production : matières premières, locaux, électricité, etc.) au sein des bilans comptables ou encore de distinguer la plus-value du bénéfice en regardant les comptes de résultat. En effet, pour l’investisseur, l’important reste le bénéfice que lui permet de dégager son investissement. Peu importe que ce gain soit issu de la production et du travail humain – donc créateur de valeur – ou de la création monétaire par une simple écriture comptable – donc non créatrice de valeur (cf. Travail productif et improductif, quelles activités créent de la valeur).
Pourtant, ces informations demeurent les seules auxquelles nous avons accès pour déterminer l’état économique actuel des principales sociétés capitalistes de par le monde. Finalement, même si les critères statistiques entrepreneurials ne sont pas identiques aux concepts marxiens, il reste possible de les en rapprocher sur certains points, nous permettant ainsi d’en tirer une analyse économique de la situation actuelle.
Le fonctionnement de la capitalisation boursière et de la répartition du profit
Plus encore que le cours de l’action en lui-même, il est intéressant de regarder l’évolution de la capitalisation boursière d’entreprises clés ou de marchés. La capitalisation boursière représentant la valeur cumulée de l’ensemble des actions disponibles, elle correspond à ce qu’il faudrait théoriquement payer pour acheter la totalité des actions d’une société et est donc reliée à la valeur de cette entreprise. Cette capitalisation boursière est révélatrice de la santé d’une entreprise. En effet, si des investisseurs sont prêts à acheter des actions à un prix élevé, c’est qu’ils anticipent d’importants profits que l’entreprise leur reversera sous forme de dividende ou au moins qu’ils s’attendent à l’augmentation du cours de l’action.
L’argent investi dans l’achat d’actions devient ainsi du capital porteur d’intérêt, c’est-à-dire qu’il donne droit à son détenteur de récupérer une partie du profit générée par l’entreprise. Cette part des profits répartis proportionnellement à l’ensemble des possesseurs de ce capital prend classiquement la forme de dividendes (mais pas seulement cf. Partie 4).
Les investisseurs s’attendent à ce que les profits croissent pour que leur capital investi fasse de même. Ce capital boursier est également appelé capital fictif car il n’est pas directement utilisable dans la production. Impossible pour une entreprise de puiser dans l’argent qui a été investi sur le cours de son action pour acheter des locaux, des machines ou pour payer sa main d’œuvre. Par contre, ce capital fictif reste tout de même du capital investi et nous pensons donc qu’il est nécessaire de le prendre en compte dans le calcul du taux de profit global de cette entreprise. Ce calcul est central, y compris pour les investisseurs, puisqu’il leur permet de savoir ce que leur rapporte l’entreprise dans laquelle ils ont investi par rapport au capital qu’ils ont engagé dedans.
Si, dans certaines entreprises, les dividendes reversés aux actionnaires ne représentent qu’une partie du profit reversé aux capitalistes financiers, au sein des sociétés par actions cette distinction n’est plus de mise. En effet, la totalité du profit est reversée sous forme de rémunération aux actionnaires, y compris au patron de l’entreprise qui se transforme en simple manager. Ce dernier récupère la plus-value grâce à des stock-options et via l’augmentation du cours des actions qu’il possède. Dès le milieu du XIXe siècle, Marx avait déjà vu poindre cette évolution :
« Transformation du capitaliste qui exerce ses fonctions en un simple manager, dirigeant, gestionnaire de capitaux étrangers, et du propriétaire capitaliste en un simple propriétaire, un simple capitaliste de l’argent. Même si les dividendes qu’ils reçoivent comprennent les intérêts et le profit d’entreprise, c’est-à-dire la totalité du profit (car, le salaire du manager est, ou ne devraient être, qu’un simple salaire pour un certain type de travail qualifié, dont le prix est réglé sur le marché du travail, comme pour n’importe quel autre travail), ce profit total n’est perçu que sous la forme d’intérêts, c’est-à-dire comme une simple indemnisation de la propriété du capital ; »[2]Karl Marx, Le Capital livre 3 p.1669.,
La totalité du profit qui n’est pas réinvesti dans le fonctionnement de l’entreprise se trouve donc reversée aux détenteurs d’actions. Il n’existe plus de différence réelle entre le patron propriétaire de l’entreprise et les autres actionnaires, si ce n’est le nombre de parts qu’il possède. Si le propriétaire effectue un travail de gestion de son entreprise, il effectue un travail de manager qui pourrait être réalisé par n’importe quel autre travailleur qualifié. Ce type de fonctionnement d’entreprise est aujourd’hui largement dominant au niveau de la production du PIB mondial.
Mécanisme de la création monétaire, capitalisation boursière et plans de relance
Pour ces sociétés par actions où l’ensemble du profit ne se matérialise plus que sous forme de rémunération des actionnaires, rajouter de l’argent fraichement produit sur le marché peut donner l’illusion d’un accroissement des profits.
C’est ce qu’il semble s’être produit suite au krach boursier provoqué par l’épidémie de COVID. Les gouvernements ont mis en en place de vastes plans de relance financiers consistant à injecter de l’argent sur les marchés. Aux États-Unis cela s’est traduit par un nouveau Quantitative Easing (assouplissement quantitatif) record de près de 6 000 milliards de dollars[3]A terme il devrait même atteindre les 10 000 milliards de dollars : https://www.cnbc.com/2020/03/23/fed-is-helping-the-markets-more-than-it-did-during-the-financial-crisis.html, c’est-à-dire par une production massive de dollars créés par la Banque Fédérale américaine (FED) dans le but de racheter sa propre dette publique (il y a quelque temps on expliquait ici ce qu’était le Quantitative Easing en détail[2]). En Europe c’est plus de 1 650 milliards d’Euros qui ont été injectés de la même manière par la BCE pour permettre une reprise artificielle. En douze ans c’est plus 6 000 milliards qui ont été créés dans le cadre des quantitative easing auquel il faudra ajouter les 3 000 milliards du plan de relance post-COVID qu’il reste encore à injecter et ce, rien que pour l’économie des Etats-Unis.
Ces injections successives de masses monétaires fraichement créées ont eu pour effet immédiat l’augmentation du cours des actions de la plupart des entreprises cotées en bourse. Pour le plan de relance le plus récent, les entreprises du secteur du numérique, moins impactées économiquement par les confinements que celles de l’industrie, ont été les premières à en bénéficier et ont vu leur capitalisation boursière littéralement exploser. Mais grâce à ces injections d’argent neuf, même les cours de nombreuses actions industrielles comme Caterpillar ou Saint-Gobain par exemple sont parvenus à revenir à leur niveau d’avant confinement, et ce, malgré une baisse significative de leur chiffre d’affaire et de leurs profits.
Le rôle du capitalisme financier dans la production
Lorsque survient une période de crise financière ou économique qui conduit à la chute du cours des actions, les banques centrales procèdent à une injection massive de capitaux au sein de la sphère financière. Ces capitaux nouvellement créés sont investis dans les actions d’entreprises dont le taux de profit demeure plutôt faible. Mais ne pouvant trouver d’autres débouchés, il ne reste que peu de choix aux investisseurs. Où serait-il possible d’investir ailleurs cet argent nouvellement créé alors que la création monétaire en continu empêche sa thésaurisation[3] en multipliant l’inflation financière ? Ce capital doit nécessairement être investi pour éviter de perdre de sa valeur. Il suffit de regarder l’évolution des indices boursiers pour s’en convaincre et en premier lieu l’indice de référence américain : le Dow Jones[4]. Entre 2008 et 2020, la valeur de cet indice a été multipliée par quatre, passant de 6 600 points au plus fort de la crise de 2008 à plus de 29 000 points à l’été 2020. Lorsque l’on jette un coup d’œil sur les taux de profit des entreprises majeures de cet indice, on se rend rapidement compte que les profits cumulés sont loin de suffire pour justifier cette hausse. Idem pour un second indice de référence : le NASDAQ-100 qui a vu sa valeur passer de 1100 à plus de 11 900 points sur la même période. Composé des valeurs de 100 actions de sociétés non-financières américaines, cet indice s’avère particulièrement intéressant pour notre étude car les GAFAM[5] (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft), de par leur capitalisation boursière importante, pèsent pour près de 50% de sa valeur. Comment des taux de profits moyen annuels de 2,9% (cf. tableau) peuvent-ils conduire à une augmentation de la valeur des entreprises du NASDAQ-100 de 1080% sur 12 ans, si ce n’est grâce à des arrivées massives de liquidités nouvelles ?
Amazon | Apple | Microsoft | Taux de profit moyen pondéré par le volume de la capitalisation boursière | |||
Taux de profit moyen par entreprise sur la période 2008-2020 | 2,215% | 0,699% | 1,885% | 4,569% | 3,916% | 2,91% |
Le mécanisme est simple : le système financier s’autoentraine grâce à la création monétaire. La profusion de capital financier permet l’augmentation du cours des actions des entreprises cotées faisant ainsi croitre la valeur de ces sociétés. Ces augmentations produites par la spéculation ne sont en réalité qu’une captation de création monétaire. Dans un premier temps, aucune marchandise ni valeur n’est produite, il s’agit seulement d’argent récemment créé qui est accaparé. Par contre, dans un second temps, ces profits fictifs permettent à ces entreprises de contracter de vastes emprunts leur permettant d’investir dans la production et d’augmenter ainsi réellement la création de valeur. Il arrive également que certaines entreprises investissent une partie de leur capital directement sur les marchés financiers, voire même qu’elles spéculent sur le cours de leur propre action. Les bénéfices issus de cette spéculation se trouvent ainsi ajoutés au bénéfice total de l’entreprise. Profits productifs et fictifs s’entremêlent et sont ensuite reversés sous forme de dividendes aux actionnaires.
« C’est parce que l’accumulation des capitaux de prêt est grossie par ces facteurs qui, tout en accompagnant l’accumulation réelle, en sont indépendants que, dans certaines phases du cycle, il y nécessairement pléthore permanente de capital monétaire, qui doit se développer avec l’extension du crédit ; d’où la nécessité de pousser le processus de reproduction au-delà de ses limites capitalistes : commerce surabondant, surproduction, crédit pléthorique, phénomènes qui ne peuvent pas manquer de provoquer des contrecoups. »[5bis]
Karl Marx
Pourquoi investir dans le capital financier plutôt que la consommation ? La fausse théorie du ruissèlement
Mais, pourquoi cette création monétaire étatique se trouve-t-elle toujours tournée vers le capitalisme financier et non l’économie réelle ou la consommation des ménages ? C’est une problématique sur laquelle se retrouvent partisans de la gauche du Capital, antilibéraux, keynésiens ou encore la droite populiste. Tous réclament à cor et à cri depuis des décennies la mise en place de plans de relance par la consommation. Les formes sont multiples et vont de l’aide sociale basée sur la préférence nationale jusqu’à la mise en place d’un revenu universel.
La première réponse est qu’injecter cet argent nouvellement créé dans la consommation n’aurait pas autant d’impact sur la relance de l’économie capitaliste. En effet, la consommation ne permet que de réaliser la valeur, c’est-à-dire de permettre d’acheter des marchandises produites et ainsi de relancer un cycle d’accumulation. Elle ne possède pas la possibilité d’auto-entrainement, d’investissement sur lui-même, du capital fictif. Si l’on regarde la moyenne des sociétés de notre exemple, sur les 12 dernières années : les 460% d’augmentation de la valeur du Dow Jones et les 1080% du NASDAQ-100 sont mis en comparaison avec les 41% d’augmentation dus au taux de profit (intérêts composés moyens de 2,91% sur 12 ans[6]).
La seconde réponse est qu’un plan de relance par la consommation entrainerait une forte inflation des prix, beaucoup plus forte que celle d’un plan de relance par le soutien à l’investissement financier. En effet, dans ce dernier cas, le capital-argent créé reste majoritairement cantonné dans la sphère du capital. Il n’est pas censé rentrer dans la sphère de la circulation en tant qu’argent. Les actions sont vendues pour acheter d’autres actions, rarement pour acheter des paquets de lessive. En théorie, l’inflation reste ainsi limitée aux secteurs d’investissement : les actions, les produits financiers ou encore l’immobilier. En effet, avec ce genre de plan de relance, l’augmentation des prix à la consommation se perçoit surtout sur les marchandises qui sont à la fois investissement et consommation, comme l’immobilier. Le problème c’est que de nombreux secteurs comme les matières premières ou l’énergie sont à la fois des marchandises d’investissement et de consommation. In fine, une partie non négligeable de cet argent créé se retrouve à faire gonfler les prix.
Si les arguments que nous avançons sont souvent ceux utilisés par les tenants de l’économie capitaliste ou les gouvernants pour justifier leur politique, ils n’en sont pas moins juste économiquement. Le fonctionnement actuel du système économique enferme dans une course en avant à l’auto-roulement pour alimenter la croissance du capital, ne laissant plus aucune place à une gestion alternative par un Etat social. Par contre et à l’inverse de ce qui peut être dit par ces alguazils de l’économie, on constate que la « théorie du ruissellement » reste profondément fausse. Par principe, le ruisseau n’est jamais censé sortir de son lit : l’argent créé doit rester du capital et ne pas rentrer dans la sphère de la circulation. Par définition, si le plan de relance par le soutien au capital financier est « choisi », c’est justement parce qu’il ne crée que peu d’inflation, l’argent créé ne parvenant jamais jusqu’à la consommation.
Les marchés participent également à la profusion de création monétaire
Si les crises financières et économiques révèlent le fonctionnement du système en forçant les gouvernements à intervenir pour multiplier les sommes créées, ces quantitative easing étatiques ne sont que la partie émergée de la création monétaire. Depuis 2008, le nombre de nouveaux indices, de nouveaux produits financiers ainsi que de nouvelles capacités de crédit boursier se sont multipliés sur les marchés. Ils sont autant de création monétaire. Par exemple l’accès au CFD (Contrat de différence) s’est très largement démocratisé. Cet instrument financier contracté entre un client et son courtier permet de spéculer sur le cours de l’action d’une société sans la posséder réellement. Née dans les années 1990, l’utilisation des CFD s’est multipliée rapidement au sein du milieu financier. Mais à partir des années 2010, c’est le grand public qui commence à être le cœur de cible de ces produits avec l’arrivée des plateformes et applications de trading comme eToro, IG, XTB ou Plus500. Ces dernières multiplient les campagnes de publicité à grand renfort de stars de tout horizon (Federer, Monfils, Baldwin, Nabila) et se présentent comme une « version trader » des sites de paris sportifs pour attirer de nouveaux clients investissant leur capital.
Les CFD permettent à la fois de ne pas posséder une action dans sa totalité, de spéculer à la baisse sur un titre ou encore de spéculer en temps réel sur le cours d’une action sans être confronté à des difficultés dans sa revente. Surtout, ils permettent d’investir un capital-argent que personne n’a. Ces CFD sont le plus souvent couplés avec des « effets de levier » importants, multipliant les sommes investies. Utiliser « l’effet de levier », c’est utiliser l’endettement pour multiplier ses capacités d’investissement. Dans le cas de la bourse et grâce à ces produits financiers, il est par exemple possible d’investir pour 200 fois son capital, c’est-à-dire d’acheter pour 20 000 € de pétrole en investissant seulement 100 €. Ces 19 900€ qui apparaissent sont ainsi de l’argent créé par une écriture comptable. Un emprunt qui est censé disparaitre lorsque l’action aura été liquidée. Sauf que l’argent ne dort jamais et, immédiatement liquidé, ces sommes sont réinvesties, inscrivant cette création monétaire dans le temps long. En effet, le seul moyen de faire exister ce capital est donc de l’investir en permanence, c’est en cela que ce capital d’emprunt est du capital fictif. Mais surtout, cet argent circule immédiatement sur le marché financier et permet de faire croitre les sommes investies et la valeur des actions. Le courtier (broker) qui permet ces CFD ne possède pas l’argent qui est prêté, il possède seulement une autorisation de générer ces produits financiers et donc de créer du capital-argent à partir de rien. Ce privilège qui auparavant était réservé aux banques privées sous l’égide des banques centrales se retrouve multiplié par autant de courtiers présents sur les marchés. L’accès à l’emprunt financier de 200 fois le capital possédé en fond propre est rendu possible par un simple clic sans autre vérification que l’identité de l’investisseur. Marx appelle ce capital monétaire fictif le capital flottant , car il a tendance à ne conserver sa forme de prêt que durant des temps réduits.
Ce capital-argent nouvellement créé augmente constamment et nécessite de nouveaux débouchés sur lesquels être investi. Il permet ainsi de faire exploser la valeur de la quasi-totalité des actions présentes sur les marchés financiers principaux, mais encourage également la création de nouveaux produits financiers comme les indices, les obligations ou même les cryptomonnaies. On se retrouve alors dans une situation où « La masse du capital monétaire empruntable […] croît donc tout à fait indépendamment de l’accumulation réelle. »[7].
Pour autant cela ne veut pas dire que l’accumulation réelle cesse, bien au contraire. En effet, la moyenne des taux de profits cumulés des GAFAM sur les 12 dernières années atteint plus de 40%. C’est justement cet afflux de capital argent venu de la finance qui a permis à ces entreprises d’exister et de se développer. En effet, la majorité des entreprises de haute technologie nécessite des investissements très importants pour fonctionner ou encore a tourné à perte durant de nombreuses années. Sans l’apport du capitalisme financier permettant d’énormes levées de fond et emprunts nécessaires à l’achat d’entrepôts, de machines de conditionnements et permettant l’investissement dans la recherche et le développement, des entreprises comme Amazon, Alibaba, Uber ou Tesla n’auraient pas pu exister.
L’importance du fétichisme du capital à intérêt
Pour une grande partie des entreprises en bourse, l’enjeu principal devient donc de tout faire pour capter cet afflux de capital nouvellement créé et ainsi permettre l’augmentation du cours de leur action et dans un second temps leur développement. Ainsi, le profit ou l’anticipation de profits futurs n’est plus la raison pour laquelle des investisseurs achètent l’action d’une entreprise. Il devient seulement un indicateur permettant d’anticiper la part d’argent nouvellement créé qu’elle va parvenir à capter. Dans ce cadre de profusion de capital-argent, le rapport avec la recherche du profit liée à la production se trouve comme inversé. Il n’arrive que dans un second temps et s’il est nécessaire car permettant de continuer à attirer des investisseurs, il n’est plus le centre du processus de production capitaliste.
Le phénomène n’est pas nouveau puisque Marx en parle dès les années 1860, le nommant : fétichisme du capital à intérêt :
« Alors que l’intérêt n’est qu’une partie du profit, c’est-à-dire de la plus-value que le capitaliste actif extorque aux travailleurs, c’est maintenant le contraire que l’on constate : l’intérêt semble être le fruit même du capital, l’élément originel, et le profit, devenu profit d’entreprise, fait figure de chose superfétatoire s’ajoutant accessoirement au processus de reproduction. Voilà le capital sous sa forme de fétiche et fétichisme du capital dans toute leur perfection. En A–A’ nous tenons la forme irrationnelle du capital, la perversion monstrueuse des rapports de productions mués en choses. Le processus d’accumulation du capital peut être conçu comme une accumulation d’intérêts composés. […] L’identité de la plus-value avec le surtravail fixe une limite qualitative à l’accumulation du capital : la journée totale de travail, l’évolution des forces productives et de la population, qui limite le nombre de journées de travail pouvant être exploitées simultanément. Si, en revanche, la valeur ajoutée s’exprime sous la forme d’un intérêt sans concept, la limite n’est que quantitative et défie toute imagination. »[8]
Les seuls facteurs qui semblent avoir radicalement changé depuis la fin du XIXe siècle, c’est tout à la fois l’ampleur du phénomène, mais également la chute de toutes les barrières qui limitaient la création de capital porteur d’intérêt. Les monnaies nationales n’étant plus liées à aucun des métaux précieux qui existaient en quantités limitées, la création monétaire n’étant plus l’apanage des banques centrales, les possibilités d’extension deviennent ainsi virtuellement illimitées. Virtuellement car régulièrement des crises financières comme celles dites des « sub-primes » de 2008 ou le début de krach généré par l’instauration des confinements rappellent au monde la précarité de ce fonctionnement économique. Pour éviter les pertes, les investisseurs retirent leurs placements et vendent leurs actions. Ne sachant plus où être investi, leur capital s’immobilise. Les emprunts de type CFD, après remboursement ou liquidation si le remboursement n’est pas possible, ne sont pas réinvestis entrainant ainsi une destruction massive de capital fictif et donc de monnaie.
La réponse choisie systématiquement, tant par les gouvernements que par les marchés depuis 2008 à ces résurgences de crise économique dues à la baisse du taux de profit, est la création d’encore plus de capital sur un temps extrêmement court. Et, temporairement, ça semble fonctionner. Les dizaines de milliers de milliards gouvernementaux générés à travers le monde en pleine crise du COVID-19 ont permis aux places boursières d’exploser tous les records alors même que ces pays enregistraient des taux de récession jamais vus depuis la Seconde Guerre mondiale.
Capital financier, capitalisation boursière, création monétaire et création de valeur, quelles limites ?
La question reste de savoir si ce renflouement périodique par création massive de capital fictif est tenable, même à court ou moyen terme. Si ce remède financier est temporaire, rien n’empêche théoriquement de le répéter autant de fois que nécessaire, la création monétaire n’ayant plus de limite quantitative intrinsèque. A contrario, si l’on regarde du côté de l’analyse économique de Marx, la loi de la valeur nous pousse pourtant à répondre rapidement à cette question par la négative. En effet, ces profits « générés » uniquement par de la création monétaire se retrouvent déconnectés de toute accumulation réelle donc de toute extraction de plus-value. La valeur de ce capital fictif n’est pas déterminée par le temps de travail moyen nécessaire pour le produire, ni même par la plus-value réelle qu’il s’accapare. Les taux de profits demeurent trop faibles par rapport à la croissance du capital fictif, pour accréditer la thèse du capital financier qui se contenterait de s’accaparer simplement la plus-value générée par l’accumulation réelle.
Ce constat indéniable a poussé certains courants à s’éloigner, voire à renier la pertinence de loi de la valeur de Marx dans l’analyse du fonctionnement du capitalisme financier actuel. C’est en partie le cas de la revue Temps Critiques ou, dans une autre mesure, de courants comme celui dit de « la critique de la valeur » dont nous avons critiqué les positions sur cette question à travers l’ouvrage La Grande Dévalorisation rédigé par Trenkle et Lohoff. Pour autant la création de valeur est là. Elle continue à exister et est rendue possible par la profusion de capital financier. Dans le prochain article de cette série, Analyse marxiste de la capitalisation boursière – Etude des GAFAM, NATU et BATX. nous rentrerons en détail sur le fonctionnement économique des multinationales du numérique. Rentrer dans le détail de leur capitalisation boursière nous permettra de constater que l’accumulation a bien été inversée dans le sens où le but principal des entreprises cotées n’est plus le profit mais l’attraction de capitaux. Néanmoins, cela nous permettra également de constater que malgré cette inversion, il semble que ça soit toujours le taux de profit qui reste responsable de la majorité des crises et pousse les Etats à avoir recours aux divers plans de relance.
Benjamin Lalbat pour l’orage.org
[0] A l’instar de l’économiste marxiste états-unien Michael Robert dont nous avons traduit plusieurs articles sur ce site. Par exemple : https://thenextrecession.wordpress.com/2020/04/13/the-post-pandemic-slump/
[0bis] Karl Marx, Le Capital livre 3 p.1669.
[1] A terme il devrait même atteindre les 10 000 milliards de dollars : https://www.cnbc.com/2020/03/23/fed-is-helping-the-markets-more-than-it-did-during-the-financial-crisis.html
[2] https://tantquil.net/2011/07/25/fin-de-la-politique-de-quantitative-easing-mais-au-fait-quest-ce-que-cest/
[3] C’est-à-dire accumuler de l’argent en le gardant en dehors du système économique, sans le faire fructifier en lui permettant de se transformer en capital et sans le faire circuler.
[4] Le dow jones industrial average est un indice regroupant les 30 entreprises les plus importantes et significatives de l’économie américaines.
[5] Si nous choisissons de concentrer notre analyse sur les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft), c’est que ces 5 sociétés concentrent à elles seules plus de 25% des échanges de capitaux du marché américain.
[5bis] Karl Marx, Le Capital livre 3, Folio p.1786.
[6] Le profit gagné chaque année s’ajoutant au capital, le profit de l’année suivante se fait sur le capital augmenté des intérêts de l’année précédente. Les intérêts composés prennent donc en comptes les intérêts calculés sur les intérêts. A leur propos A. Einstein aurait déclaré : « Les intérêts composés sont la plus grande force dans tout l’univers ».
[7] Karl Marx, Le Capital livre 3, Folio p.1779.
[8] Karl Marx, Le Capital livre 3, Folio p.1714.
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Notes de bas de page
↑1 | A l’instar de l’économiste marxiste états-unien Michael Robert dont nous avons traduit plusieurs articles sur ce site. Par exemple : Post Pandemic Slump |
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↑2 | Karl Marx, Le Capital livre 3 p.1669. |
↑3 | A terme il devrait même atteindre les 10 000 milliards de dollars : https://www.cnbc.com/2020/03/23/fed-is-helping-the-markets-more-than-it-did-during-the-financial-crisis.html |
Les GAFA et la loi de la valeur
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