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Notre série d’articles précédemment publiés concernant les relations entre capitalisations boursières et taux de profit a démontré que, pour les entreprises possédant les valeurs financières les plus imposantes, le processus d’accumulation du capital se trouve comme inversé. Pour ces dernières, les profits croissants ne sont plus la source principale de la croissance du capital productif ; c’est l’augmentation de leur capitalisation boursière qui leur permet d’investir dans leur capital productif et d’améliorer leur productivité. C’est donc désormais autour de l’augmentation de cette valeur financière que se concentre l’essentiel de l’activité de ces entreprises. Pour reprendre l’expression de Roger Dangeville[1], le capitalisme actuel se trouve comme « drogué »[2] au capital fictif ; une drogue décuplant les capacités d’investissement et conférant un sentiment d’invulnérabilité. Ayant du mal à gérer sa dépendance, les agissements d’une entreprise à forte capitalisation boursière s’orientent essentiellement vers la recherche de ce produit dopant, quel qu’en soit les conséquences sur sa production. Pour elle, cette quête d’opium se concrétise par la captation des investissements boursiers. Dès lors, le taux de profit peut même être considéré comme secondaire. Il se présente comme un indicateur permettant à un titre boursier de rester attractif plutôt que comme source principale de revenus nécessaire au processus d’accumulation du capital. Pour plus de détails, nous vous conseillons de lire ou relire la conclusion de : Plongée dans les contre-tendances à la baisse du taux de profit des GAFAM
Modèles et réalité statistique des profits
La réalité statistique du profit : le profit devenant une simple écriture comptable
En n’étant plus considérés comme la source principale de l’accumulation du capital, les profits générés par une entreprise cotée en bourse n’ont plus besoin de posséder de matérialité tangible. Seule la réalité statistique de ce profit demeure indispensable. En effet, c’est elle qui rassure les investisseurs et permet l’augmentation de la capitalisation boursière. Idem pour la valeur réelle du capital productif investi dans la société. Au sein du capitalisme drogué, les illusions prennent une place plus importante que la réalité elle-même. Surtout lorsque ces illusions permettent de modifier la réalité. En effet, peu importe que les 17 milliards de dollars de bénéfices d’Amazon en 2020 puissent être réinvestis dans l’entreprise puisque ses possibilités d’investissements productifs sont principalement déterminées par l’augmentation du cours de son action. En revanche, ces 17 milliards restent déterminants pour les investisseurs, parce qu’ils y décèlent la bonne santé de l’entreprise.
Par conséquent, il peut exister un écart important entre les statistiques mises en avant par l’entreprise et la réalité qui se cache derrière. En devenant une simple ligne du compte de bilan et de résultat, le profit se retrouve à la merci de manipulations comptables visant à le maximiser artificiellement. Même si les profits réels dégagés par une entreprise suffisent à peine à rembourser ses dettes, cela ne l’empêchera pas de pouvoir investir dans le développement de sa production si celle-ci possède une capitalisation boursière suffisante. On comprend dès lors toute l’importance que revêt l’art de présenter des comptes de manière avantageuse.
Tout comme le capital monétaire de crédit investi sur les marchés financiers également appelé capital fictif, le profit déclaré dans les comptes de résultat peut dès lors être qualifié de profit fictif. Pour mieux comprendre les dynamiques et procédés à l’œuvre, concentrons-nous quelque peu sur le processus de fabrication de ces chiffres réalisés en vue d’attirer les investissements.
La comptabilité créative ou l’art d’afficher du capital et des profits là où il n’y en a pas.
Contrairement aux idées reçues, la comptabilité n’est pas un instrument neutre. Elle permet potentiellement de « faire apparaitre des profits qui n’existent pas » (M. Capron, 2007)[3]. La plupart des entreprises, cotées ou non, ont ainsi régulièrement recours au trucage légal de leurs comptes de bilans et de résultats[4].
De nombreuses techniques sont couramment utilisées pour modifier les résultats comptables. On appelle cela du Window Dressing (J. Audas, 1993[5])de bilan (que l’on pourrait traduire littéralement par « poudre aux yeux »). Les possibilités d’agir grâce aux marges que donne la légalité sont presque infinies. Certaines jouent sur les provisions, les amortissements ou encore les normes administratives en vigueur pour modifier les chiffres de l’entreprise. Nous ne rentrerons pas dans le détail de l’ensemble de ces techniques, néanmoins, expliciter quelques exemples peut être utile pour donner aux lecteurs non spécialistes une idée de l’ampleur du phénomène[6] ainsi que de l’importance qu’il revêt dans le cadre de l’inversion de l’accumulation.
Pour donner une vision positive de son bilan, il est par exemple permis de réserver une partie des profits d’une année pour les inscrire au bilan de l’année suivante. Il suffit de placer ces bénéfices dans les « provisions » en affirmant anticiper des difficultés sur certains contrats et qu’il est nécessaire de réserver certaines sommes au cas où ils échoueraient (qu’importe que cela soit vrai ou non).
Il est également possible pour une entreprise de réévaluer la valeur de certaines de ses acquisitions quand elle le désire. En effet, la valeur des bâtiments ou des actions qu’elle possède est inscrite au bilan en fonction du prix que l’entreprise a payé pour les acheter. Pour modifier son bilan, elle a ainsi la liberté de réévaluer ce capital quand elle le souhaite et ainsi de considérer sa valeur en fonction des prix actuels du marché ; que ce soit pour les immobilisations corporelles qu’elle possède (c’est-à-dire les terrains, les constructions, l’agencement des bâtiments, le mobilier, les machines, les gros outils, le matériel informatique, etc.) ou pour les immobilisations financières (c’est-à-dire les actions ou les prêts à long terme). Ce qui est avantageux, c’est qu’elle n’est pas obligée de réévaluer l’ensemble de ses actifs, mais seulement ceux qu’elle souhaite (A. Cazavan-Jeny, 2001[7]). Elle peut également comptabiliser au sein des actifs financiers ses propres actions, préalablement rachetées, qu’elle réévalue. Ainsi une entreprise rachetant ses propres actions intégrera leur valeur au sein de son bilan comme actifs financiers en fonction du prix qu’elle les a payés. Si par la suite le cours de son action continue de croitre, elle pourra choisir de réévaluer la valeur de ces actifs selon leur cours actuel (A.A. Shamsidine, 2001[8]). Ces réévaluations donnent l’illusion de croissance du capital fixe et du capital financier d’une entreprise et donc en conséquence, de ses fonds propres, c’est-à-dire la valeur de ses possessions mobilisables.
Il est également possible de jouer sur la valeur estimée des projets en cours ou encore sur l’évaluation des stocks de matières premières et de marchandises qu’elle possède. Dans ce cas, c’est le capital circulant quela comptabilité permet d’augmenter artificiellement. Différentes techniques comptables peuvent être utilisées pour chiffrer sa valeur en fonction de ce qui arrange la société au moment de son bilan.
Par simple manipulation comptable, l’entreprise se trouve en capacité d’augmenter ou de diminuer son capital financier, son capital fixe et son capital circulant. En conséquence, elle peut comme bon lui semble modifier théoriquement la composition organique de son capital. Multiplier ses fonds propres grâce à une simple écriture la présente comme financièrement plus solide ; artifice utile pour rassurer ses investisseurs ou contracter plus aisément des prêts. Mais ce faisant, elle fait baisser mécaniquement son taux de profit puisque, par simple jeu d’écriture, elle augmente le capital théoriquement investi pour permettre son activité. Heureusement pour elle, d’autres techniques de falsification de comptes de résultat peuvent être utilisées pour compenser cette chute.
Dans le but de maximiser le taux de profit fictif, l’utilisation de Fonds Communs de Créances (Special purpose entities, SPE) a par exemple pris une place importante depuis les années 2000. Cette manipulation consiste à créer des entreprises fictives pour leur revendre les secteurs d’activités en déficit. Ainsi, les pertes se retrouvent expurgées du bilan de la société principale qui peut annoncer des profits bien plus importants que ceux qu’elle réalise réellement. La nouvelle entreprise, souvent domiciliée dans un paradis fiscal, rachète les secteurs d’activité déficients grâce à des prêts bancaires garantis par des actions de la société mère spécialement émises pour l’occasion. La méthode est totalement légale à partir du moment où la société mère ne possède pas plus de 97% des actions de l’entreprise nouvellement créée[9]. Ce type de technique a été la pierre angulaire du scandale Enron ayant abouti à la faillite en 2001 de cette entreprise autrefois septième plus importante capitalisation boursière mondiale. Ce type de technique comptable est également utilisé pour faire de « l’optimisation fiscale ». Il suffit de choisir de domicilier uniquement les filiales perdant de l’argent dans les pays taxant fortement les profits pour être exonéré d’impôts sur les bénéfices.
L’ensemble des procédés décrits ici ne sont que des exemples parmi d’autres des nombreux jeux rendus possibles par la comptabilité créative, aussi appelée « art de truquer un bilan » (Bertolus, 1988). Cette liste est loin d’être exhaustive, les stratégies autorisant les entreprises à trafiquer leurs résultats et ainsi à falsifier la valeur de leur capital productif ainsi que de leur taux de profit étant extrêmement variées.
Le rôle de la falsification des données comptables dans le cadre de l’inversion de l’accumulation du capital
Maquiller les chiffres n’est pas nouveau. L’exercice est pratiqué par les comptables pour présenter des bilans flatteurs depuis que la comptabilité à partie double existe ; mais l’inversion de l’accumulation par la profusion de capital fictif change la donne. En effet, une entreprise non cotée en bourse qui déguise ses chiffres finira par se trouver rattrapée par la réalité. Le bilan maquillé finira par se reporter d’une année sur l’autre ; le profit qu’elle affirme dégager, mais qui n’existe pas vraiment, ne pouvant être réinvesti pour développer son activité. Si des comptes de bilan flatteurs peuvent lui permettre de s’endetter, elle demeurera obligée de rembourser ses dettes avec les liquidités qu’elle dégagera de son activité réelle. Les comptes devront donc être rétablis à un moment où à un autre.
En revanche, une entreprise à forte capitalisation boursière qui maquille ses résultats comptables conservera sa capacité d’investir, bien que ses profits ne soient pas réels ; la profusion de capital fictif permettant ainsi que les conséquences des productions passées n’impactent pas notablement ses productions futures. Ainsi et tant que le cours de son action continuera de croitre, elle pourra échapper au rappel de la réalité matérielle de sa production. Dans un second temps, il lui sera même possible de dégager des profits réels grâce aux investissement productifs réalisés au moyen du capital fictif qu’elle aura attiré. Avec ce procédé, la supercherie peut durer dans le temps. Les seules entreprises qui se font rattraper par la réalité le sont lorsque la manipulation apparait trop visible aux investisseurs ou lorsque qu’elles ne sont plus en capacité de fonctionner normalement.
Au sein du système économique actuel, la valeur du capital productif, elle aussi, se trouve temporairement fictive. Même les capitalistes financiers ne sont plus en capacité de percevoir la valeur réelle du capital dans lequel ils investissent. La généralisation du trucage des chiffres rend compliqué pour les possesseurs de capital fictif de savoir ce qui se passe réellement au sein des entreprises. Les techniques de maquillage de comptes sont connues publiquement et la totalité des grandes entreprises y ont recours dans des proportions significatives.
Dès lors, pourquoi les investisseurs produisent-ils des statistiques à partir de ces données comptables pour déterminer la pertinence de leurs investissements ? Issus de comptabilités trafiquées, les indices économiques se trouvent être potentiellement faux. Dans ce cas, pourquoi continuer à les suivre aveuglement ? La réponse est simple : A défaut de grives on mange des merles… et lorsqu’ils sont déplumés, rôtis et présentés dans l’assiette, ils ressemblent traits pour traits à des grives. A force de manger des merles on en oublie même le goût des grives jusqu’à se persuader qu’il n’a peut-être jamais été différent. Si les données comptables sont effectivement fausses, elles demeurent les seules disponibles[10].
Surtout et grâce au processus d’inversion de l’accumulation du capital, il n’est plus nécessaire que ces chiffres soient vrais pour qu’ils aient un impact réel sur l’activité de l’entreprise. Il suffit que suffisamment d’investisseurs les croient raisonnablement plausibles pour décider d’y investir leur capital monétaire, ce qui permettra par la suite aux chiffres mensongers de devenir vrais. Pour les investisseurs comme pour les analystes, le fait que les données soient truquées n’a absolument aucune importance tant que le cours de l’action continue de croitre.
C’est également le cas pour les indices que nous avons calculés précédemment. Analyser le taux de profit et la composition organique du capital à partir de données comptables potentiellement arrangées reste pertinent justement parce que dans une certaine mesure ces indices continuent de faire sens pour le capital. Bien évidemment ce n’est pas le taux de profit réel, mais seulement le taux de rentabilité du capital qui est mesuré et importe pour les investisseurs. Il n’empêche que ce taux reste le principal critère déterminant la pertinence d’un investissement.
L’importance de ces chiffres truqués est encore amplifiée par le fait que la « confiance » envers telle ou telle entreprise n’est plus aujourd’hui un sentiment abstrait produit du ressenti de certains « traders » habitués des marchés. La confiance peut désormais largement se résumer à une somme de réactions algorithmiques automatisées en fonctions de variables et d’indices issus de l’analyse de l’état du marché et des comptes des entreprises.
Variables statistiques, Intelligences artificielles et robotisation de la finance
La généralisation de l’automatisation des échanges de capital fictif grâce aux IA financières
Les investisseurs ont désormais massivement recours à des robots programmés selon des modèles statistiques pour décider où placer leur capital. En 2016, 90% des transactions boursières étaient estimées pilotées par des algorithmes[11]. Dans ces formes de trading automatisé aujourd’hui dominant, ce sont des programmes informatiques qui déterminent seuls les moments où acheter ou vendre et en quelle quantité, le tout sans intervention humaine. Comme n’importe quel autre secteur économique, le trading a subi un processus d’automatisation au cours des années 2000-2010 jusqu’à atteindre des proportions difficilement imaginables. En 2018, le président de Citigroup, une importante société financière, estimait que dans les cinq années à venir les robots seraient amenés à remplacer plus de 10 000 emplois de traders[12]. En 2000 la banque d’affaire Goldman Sachs employait environ 600 personnes comme traders en actions. En 2017, ils n’étaient plus que deux, remplacés par l’embauche de plus de 200 ingénieurs informatiques chargés de programmer les algorithmes[13].
Les calculs d’estimation des risques existaient déjà dans les années 1990-2000, mais ils demeuraient alors limités, car demandant des infrastructures gigantesques pour effectuer des calculs complexes. Les avancées technologiques ont permis de passer un échelon au cours des années 2010 avec le développement des Intelligences artificielles financières. Les plus importantes sociétés de trading de la planète se retrouvent ainsi presque entièrement automatisées. La société Blackrock, première entreprise de gestion de portefeuille au monde, a par exemple développé une plateforme algorithmique de gestion des risques nommée Aladdin (pour Asset, Liability, Debt and Derivative Investment Network) (Lehalle, 2019[14]). Cette Intelligence artificielle utilise plusieurs milliers de serveurs situés dans plusieurs data-centers pour permettre « d’analyser les risques d’investissement dans n’importe quelle action, de mettre en évidence où il faut vendre des obligations pour en tirer le meilleur prix, de suivre toutes les transactions, de combiner toutes les données pour trouver les informations essentielles pour les investisseurs »[15]. En 2019 c’est plus de 18 000 milliards de dollars d’actifs qui se trouvaient gérés de manière automatisée en fonction de l’analyse d’Aladdin.
La modélisation et son impact sur les dynamiques de marché
Prendre en compte la place qu’occupe aujourd’hui le trading automatisé dans les échanges de capital fictif est vital pour comprendre les évolutions de marché, l’importance des données statistiques, mais également les dynamiques des crises financières à venir. En effet, bien qu’il existe de nombreux algorithmes différents dont le fonctionnement exact demeure un secret industriel, ils se basent tous sur une analyse systémique des données des marchés et des entreprises pour effectuer leurs choix : soit ils analysent les mêmes données, soit ils copient les choix de certains autres algorithmes (on appelle cela du mimétisme informationnel (A. Orléan 1986[16])). Ainsi ils ont tendance à suivre un comportement standard, amplifiant les dynamiques haussières comme baissières. Dès lors, il suffit de quelques statistiques jugées insuffisantes par certains algorithmes pour déclencher une réaction en chaine faisant rapidement dégringoler le cours d’un titre, parfois de manière catastrophique. Cette dynamique se trouve également amplifiée par ce qu’on appelle les effets de seuil : pour se protéger de pertes trop importantes, des systèmes de vente automatique sont mis en place par les investisseurs et se déclenchent lorsque le cours de l’action passe un certain palier. La vente entraine la vente et l’achat entraine l’achat. Là encore, les paliers définis par des investisseurs différents sont souvent très proches les uns des autres, ce qui a tendance à amplifier les hausses comme les chutes vertigineuses.
A ce constat il est nécessaire de rajouter que déjà en 2011, 65% des échanges boursiers états-uniens avaient lieu sous forme de trading à haute fréquence (THF) (Goupil, 2011[17]) ; c’est-à-dire qu’achats et ventes d’actions se font en quelques microsecondes seulement, ce qui permet d’exploiter les variations infimes du cours d’un titre. Si chacune de ces transactions engrange seulement quelques centimes, les algorithmes étant programmés pour les répéter des millions de fois par jour, les sommes dégagées deviennent rapidement importantes. A l’instar des effets de leviers, le développement du THF participe également à amplifier les phénomènes de réaction en chaine haussier ou baissier. La multiplication des robots traders et des IA signifie qu’une part croissante du marché pense et agit exactement de la même manière : « Les acheteurs, les vendeurs et les régulateurs s’appuient tous sur les mêmes hypothèses, simplement parce qu’ils consultent tous Aladdin »[18]. Le parallèle avec la précédente crise d’importance est criant : en 2008 les investisseurs faisaient confiance aveuglement aux agences de notations (Moddys, Fitch, S&P) qui indiquaient les crédits hypothécaires à risques comme sûr. Aujourd’hui les IA financières ont repris le flambeau[19]. Il y a 12 ans comme aujourd’hui, l’objectif pour les organismes tentant de vendre des objets financiers risqués reste de les faire passer pour plus solides qu’ils le sont.
Dès lors, on comprend aisément l’enjeu pour les entreprises que revêt le fait de présenter des chiffres exempts de tout défaut, quitte à ce qu’ils soient plus ou moins trafiqués. C’est dans ce cadre que le taux de profit statistique prend tout son sens et l’emporte sur le taux de profit réel. L’objectif reste d’être considéré comme rentable par les algorithmes d’investissement pour que les robots financiers continuent d’acheter plus souvent le titre qu’ils ne le vendent et ainsi fassent monter le cours de l’action.
Ce faisant, les entreprises ont largement inscrit leurs activités dans la perspective d’améliorer ces statistiques et se conforment donc à des modèles pour contenter les investisseurs. Au lieu de courir après le profit, les entreprises se retrouvent à courir après l’amélioration des notations statistiques qui y sont liées. L’impact de ces changements est significatif puisque le choix des indices utilisés pour évaluer une entreprise peut ainsi modifier sa perception par le marché. Parfois elle se trouve même à transformer sa production réelle pour produire les chiffres qu’elle pense être attendus par ces algorithmes.
C’est ce processus où l’activité réelle d’une structure se trouve orientée dans le but d’améliorer artificiellement ses statistiques en vue de satisfaire certaines évaluations (algorithmiques ou autre) que nous avons choisi de nommer « capitalisme de modèle ». Ce phénomène issu du monde financier, s’est étendu bien au-delà de cette seule sphère et impacte aujourd’hui largement les décisions de secteurs économiques extrêmement variés comme les politiques publiques. (Cf. Gestion pandémique chapitre 2 à paraitre).
Restons pour le moment dans le secteur de la finance : le cas de Tesla est là encore un exemple parlant. L’entreprise a en effet décidé en 2019 de tourner la majeure partie de son développement vers l’augmentation du nombre de véhicules produits pour améliorer ses statistiques. Elle a également utilisé diverses astuces de comptabilité créative pour lui permettre de publier des comptes bénéficiaires durant quatre trimestres d’affilé[20], ce qui lui a valu d’intégrer le S&P 500 et de multiplier par deux sa capitalisation boursière en moins de deux mois (novembre-décembre 2020).
Les IA financières en voie de produire l’étincelle qui déclenchera la prochaine crise économique majeure
L’utilisation du Big Data par les IA va-t-il rappeler le capital fictif à la loi de la valeur ?
Si les entreprises cotées peuvent avoir une certaine maitrise des statistiques comptables qu’elles publient, elles n’en ont aucune sur les évolutions extérieures et les dynamiques globales de marché. Les milliers ordinateurs d’Aladdin ne se contentent pas d’analyser les bilans comptables des sociétés, ils intègrent des types de données très variées pour produire quotidiennement des milliards de simulations en fonction de tous les scénarii imaginables (pour Aladdin par méthode de Monte-Carlo[21]). Ils en tirent des probabilités et définissent ainsi le risque que revêt chaque investissement. Les risques sont ainsi déterminés aussi bien par la santé statistique de l’entreprise que par les environnements géopolitiques, climatiques ou législatifs dans lesquelles elle évolue. Par la suite, les probabilités de variation du cours des actions produit par des algorithmes comme Aladdin sont utilisées comme si elles prédisaient les cours de la bourse, les investissements étant sélectionnés en conséquence par les robots gestionnaires de portefeuille.
Dès lors, les types de données analysées sont de plus en plus importants à mesure que les capacités de calcul augmentent. De plus, ces IA ont la particularité d’être autoapprenantes, c’est-à-dire que leurs choix sont influencés par les statistiques qu’elles parviennent à générer en analysant ces sommes de données. In fine, elles décident elles-mêmes quels indices et variables sont les plus pertinents pour définir les risques d’investissements. Il devient alors impossible de connaitre avec certitudes les statistiques choisies comme déterminantes par ces intelligences artificielles. En conséquence, il est même possible qu’elles finissent à terme par considérer les chiffres comptables maquillés comme « peu significatifs » et décident de les écarter faisant ainsi s’écrouler le château de cartes.
Cette possibilité est à envisager sérieusement et à court terme car la multiplication des volumes et des sources de données (Big Data) permet de plus en plus aux IA financières d’aller chercher ce qui se cache derrière les chiffres comptables. En effet, Aladdin par exemple intègre de plus en plus de données dites « alternatives » dans ses calculs. Ce sont les « données non financières, mais qui reflètent une réalité économique, liée à la valorisation des produits financiers. Les images satellite, […] permettent d’évaluer la qualité des cultures, de mesurer la luminosité des villes (et donc leur activité), de compter les véhicules sur les parkings, etc. Les transcriptions des discours des dirigeants des sociétés devant leurs assemblées générales, des communications aux analystes financiers, ou les textes déclaratifs obligatoires pour les entreprises, sont aussi disponibles, souvent gratuitement. Les textes des brevets déposés par les entreprises, les offres d’emplois, ou le trafic sur leurs pages web, font aussi partie de ces “nouvelles données” qui permettent d’évaluer ou de réévaluer de nombreuses variables économique » (Lehalle, 2019).
Les réalités statistiques de l’activité et du profit d’une entreprise continueront-elles à faire sens économiquement si l’analyse de ses « données alternatives » affirme qu’elles sont fausses ? Rien n’est moins sûr. Une entreprise automobile affirmant produire 500 000 véhicules en un an a intérêt à consolider ses chiffres s’il est possible de vérifier par satellite combien en sont exactement sortis de ses usines. A l’identique, une entreprise affirmant sur son bilan comptable avoir augmenté sensiblement son capital constant, mais dont on ne constate par satellite ni nouvelle construction de bâtiments, ni augmentation de la consommation électrique paraitra plus que suspecte. Des plateformes algorithmiques comme Aladdin risquent de décider en conséquence d’augmenter l’indice de risque de cette société, entrainant ainsi une baisse drastique des investissements et donc du cours de l’action de cette dernière.
Le problème s’impose à nous dans toute son ampleur lorsqu’on constate que la majorité des capitalisations boursières les plus importantes se trouvent surévaluées par rapport à la valeur réelle de leur capital productif (cf. jusqu’où ?). La course en avant pouvait continuer tant qu’il restait possible de masquer la réalité par des chiffres maquillés et autres « faits statistiques alternatifs », mais comment les algorithmes autoapprenants réagiront-ils lorsque les données qu’ils collectent leur permettront de voir par-delà le voile ? Personne n’est aujourd’hui en mesure de répondre précisément à cette question. Quelques décisions automatisées pourraient suffire à déclencher une réaction en chaine provoquant une dévaluation massive de la plupart des actifs boursiers, entrainant par la suite une crise économique majeure.
Le danger de contagion que fait courir le recours massif aux robots traders et aux IA financières est bien connu des investisseurs. Nul besoin d’être marxiste pour se rendre compte de ce qui saute aux yeux :
« La probabilité que de nouvelles crises liées à l’utilisation du THF surviennent semble également élevée. La perte de contrôle d’un algorithme ou encore une défaillance technique d’un système de trading sont, entre autres, des risques opérationnels concrets susceptibles de mettre en danger la stabilité du système financier. Par ailleurs, le taux de corrélation élevé entre les stratégies déployées par les traders à haute fréquence laisse également entrevoir la possibilité qu’un choc financier frappe tous ces investisseurs au même moment et déclenche par la même occasion une véritable panique boursière. La capitalisation de la plupart de ces firmes étant relativement limitée, un tel évènement engendrerait une vague de faillite de ces sociétés, qui pourrait se propager rapidement sur l’ensemble du marché, suite au problème de contrepartie » (Biais & Wooley, 2011[22])
Les sociétés chargées du développement de ces algorithmes garantissent l’existence de protocoles de désactivation d’urgences en cas de krach. Mais, rien n’assure que ces garde-fous seront réellement effectifs en cas de crise. En effet, quel intérêt personnel y aurait-il, pour un investisseur, à désactiver un robot traders qui gagne des millions de dollars en spéculant à la baisse sur les valeurs des titres en chute libre ? Même si l’ensemble des actionnaires était tout d’un coup saisi d’une soudaine grandeur d’âme ou si des législations restrictives les y contraignaient, il a fort à parier que ces sécurités interviendraient bien tard. Avec des robots effectuant des milliers de transactions à la seconde (THF), la crise financière aura largement eu le temps de s’amorcer lorsque les protocoles d’urgences seront enfin déclenchés. De plus, ces derniers étant responsables de 90% des échanges boursiers, stopper leur fonctionnement équivaudrait à bloquer l’ensemble des marchés boursiers. Le processus d’accumulation du capital productif étant rendu possible par la captation de capital fictif pour une large part des entreprises cotées, cela correspondrait à paralyser les plus importants acteurs du système économique. Une part significative de capital cesserait au moins temporairement « de fonctionner et d’agir comme capital »[23], entrainant pour partie sa destruction. « La destruction principale, dans sa forme la plus aigüe, frapperait le capital en tant qu’il possède le caractère de valeur, donc les valeurs des capitaux »[24] aboutissant ainsi à « des dévalorisations soudaines et forcées ».
Pour reprendre la métaphore du capitalisme drogué, le sevrage brutal provoqué par un krach financier risque d’être violent. Il menace d’ouvrir la voie à une crise économique de grande ampleur qui durera tant que le système économique sera privé de sa came.
Wall Street, la crise, Marx et nous
Finalement, il est probable que les IA financières autoapprenantes, créées pour maximiser les profits fictifs en minimisant les risques, finissent par rappeler le capital fictif à la loi de la valeur et déclenchent involontairement la prochaine crise économique. Il est impossible d’affirmer pour le moment s’il s’agira d’une simple correction ou d’une crise majeure conduisant à une grande dévalorisation, mais nous pouvons d’ores et déjà et sans détour affirmer que cette crise financière aura bien lieu.
« Les contradictions [du capitalisme] provoqueront des explosions, des cataclysmes et des crises au cours desquels les arrêts momentanés de travail et la destruction d’une grande partie des capitaux ramèneront, par la violence, le capitalisme à un niveau d’où il pourra reprendre son cours. Les contradictions créent des explosions, des crises au cours desquelles tout travail s’arrête pour un temps tandis qu’une partie importante du capital est détruite, ramenant le capital par la force à un point où, sans se suicider, il est à même d’employer de nouveau pleinement sa capacité productive. Cependant ces catastrophes qui le régénèrent régulièrement, se répètent à une échelle toujours plus vaste, et elles finiront par provoquer son renversement violent »[25].
Comme nous l’avons démontré au cours de nos précédents articles, il nous semble que ces contradictions demeurent plus que jamais à l’œuvre. La profusion de capital fictif, loin de rendre les lois du capital caduques, joue le rôle de catalyseur et amplifie leurs conséquences. L’écart entre profit et accumulation de capital porteur d’intérêt atteint aujourd’hui des proportions difficilement imaginables diminuant par la même le taux de profit réel. Cet échafaudage bancal ne tient encore debout que parce que ses fondations se sont établies sur la confiance envers des statistiques maquillées et des modélisations déformées. Mais jusqu’à quand ?
La question qui demeure en suspend n’est donc pas de savoir si la crise aura lieu mais quand… Lorsqu’on scrute attentivement les indicateurs et autres indices statistiques couramment utilisés par les algorithmes pour déterminer la santé des marchés, on constate de fortes probabilités pour qu’une crise survienne à court terme. La profusion de capital fictif, renforcée massivement par le recours aux plans de relance financiers anti-pandémiques, a permis aux capitalisations boursières de nombreuses sociétés de s’envoler jusqu’à atteindre des sommets déconnectés de toute production actuelle ou future. Le retour sur terre risque d’être brutal… et semble imminent.
Pour finir notre série d’articles nous nous plongerons dans l’analyse des indices permettant d’envisager une réponse à cette problématique brûlante : Jusqu’à quand, vers la fin de l’accumulation inversée, la crise à venir ? Nous y aborderons cette question à travers l’étude des indicateurs statistiques permettant de présager le surgissement d’une crise économique systémique.
Benjamin Lalbat pour L’orage.org
[1] Marx/Engels la crise, Traduction et notes de Roger Dangeville, 10/18, 1978
[2] On retrouve également l’emploi de cette expression de manière contemporaine par Mylène Gaulard pour caractériser la profusion de capital fictif en Chine notamment au niveau de la bulle spéculative immobilière. Mylène Gaulard, Karl Marx à Pékin, Démopolis, 2014
[3] Michel Capron, « Les enjeux de la mondialisation des normes comptables », L’Économie politique, vol. 36, no. 4, 2007, pp. 81-91.
[4] Pour plus de détail : voir Michel Capron, La comptabilité en perspective, Repères, la Découverte, 1993 & https://www.alternatives-economiques.fr/entreprises-maquillent-leurs-comptes/00013976
[5] « Le Window-dressing ou l’habillage des bilans », Option Finance n° 242, 18 janvier 1993, p. 29
[6] Pour plus de détails nous vous renvoyons à la lecture de Bonnet F., Pièges (et délices) de la comptabilité (créative), 1995.
[7] Anne Cazaven-Jeny, Thomas Jeanjean, « IFRS1 : Il faut tout changer pour que rien ne change » in Comptabilité contrôle audit t15. 2009, p 105 à 131.
[8] Akrawati Shamsidine Adjita, « L’achat par la société de ses propres actions. Esquisse d’une étude comparative entre le droit français et le droit uniforme (ohada) », Revue internationale de droit économique, 2001/1 (t. XV, 1), p. 41-76.
[9] Pour ce qui est des Etats-Unis, les législations sur le sujet variant selon les normes comptables des pays.
[10] Il est parfois possible d’avoir accès à d’autres données comptables si un audit de l’entreprise par un cabinet indépendant à lieu. Toutefois ces chiffres sont rarement rendus publics sauf s’ils sont flatteurs pour l’entreprise ou que, proche du dépôt de bilan, elle y soit contrainte.
[11] N. Ait-Kacimi, « Trading, les robots rechignent à livrer leurs secrets au régulateur », LesEchos du 14 nov. 2019.
[12] Wil Martin : « Robots could replace as many as 10,000 jobs at Citi’s investment bank », Business insider du 12 juin 2018.
[13] Etienne Combier, « Quand les traders sont remplacés par des robots », LesEchos du 9 février 2017
[14] Charles-Albert Lehalle, La finance de marché à l’ère de l’intelligence bon marché, Revue d’économie financière, nov. 2019.
[15] « BlackRock: ce Léviathan de la finance qui pèse sur les choix européens » Médiapart du 18 mai 2019. Extrait cité tiré du Financial Times
[16] A. Orléan (1986), « Mimétisme et anticipations rationnelles : une perspective keynésienne », Recherches économiques de Louvain, vol.52, n° 1, mars 1986, 45-66.
[17] Goupil Luc, « Trading à haute fréquence : empreinte de marché et enjeux de régulation », Revue d’économie financière, 2013/2 (N° 110), p. 277-294.
[18] « BlackRock, The monolith and the market », The Economist du 7 décembre 2013, traduction du rédacteur.
[19] Ibid.
[20] Quentin Soubranne, « Que cache les résultats de Tesla ? », BFM Bourse du 23 juillet 2020.
[21] Il s’agit d’une famille de méthodes algorithmiques qui permet de produire les probabilités d’évolution de certaines dynamiques en multipliant les simulations à partir de données tirées aléatoirement. « En tirant de grands échantillons aléatoires des variables de marché et en calculant les vraies valeurs du portefeuille, tirées des modèles d’évaluation, pour chacun de ces tirages aléatoires », la méthode stochastique Monte Carlo permet de produire les probabilités de hausse ou de baisse en fonctions de chaque actif en fonction des évènements aléatoire analysés. P. Pradier, (2006). La notion de risque en économie. Paris : La Découverte. P.90
[22]Biais et Wooley (2011) High Frequency Trading, Preliminary Comments cité par Olivier Host, l’impact du trading à haute fréquence sur la stabilité et l’intégrité des marchés financiers, mémoire de recherche Louvain & Brussel Management School.
[23] K Marx Capital livre III p1598.
[24] Ibidem
[25] K Marx Grundrisse T 4, Plus-value et profit. UGA, 10/18
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