Introduction : Marx et la finance
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Introduction : Marx et la finance

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Nous publions ici le premier chapitre introductif de notre Livre : Karl Marx à Wall Street. Il permet de poser les bases et de rendre accessible la suite de l’ouvrage qui est ensuite développé dans l’article Capitalisation boursière et plans de sauvetage financiers – Entre pandémie et taux de profit.

En attendant sa publication sous format papier le texte intégral de l’ouvrage Karl Marx à Wall Street est dis

Résumé autour de la question de la valeur selon K. Marx

Au-delà des chiffres, la situation singulière dans laquelle se trouve actuellement le système économique donne l’occasion de s’interroger sur les rapports réels qu’entretiennent marchés financiers et production marchande. Existe-t-il encore des liens entre les sommes investies sur les marchés boursiers et les entreprises cotées dont les actions sont le support de ces investissements ? Si oui lesquels ? Surtout, cet écart entre la prospérité apparente du monde financier et le marasme dans lequel semble être plongée la production marchande amène une question fondamentale : la « loi de la valeur » est-elle toujours opérationnelle ? 

Pour bien comprendre ce dernier point, résumons de manière extrêmement brève à la fois les enjeux et l’approche proposée par K. Marx : déterminer ce qui confère sa valeur à une marchandise a toujours été un des points de controverse centraux de la « science économique » depuis son émergence (et même avant[1]). Partir du constat élémentaire que « la richesse apparait de prime abord comme un immense entassement de marchandises, et chaque marchandise comme la forme élémentaire de cette richesse »[2] conduit immédiatement à vouloir déterminer ce qui confère aux marchandises cette richesse. Ces marchandises semblent « posséder » unecertaine valeur, car elles sont « avant tout nécessaires, utiles ou agréables à la vie » de ceux qui les possèdent. Cette valeur d’usage est déterminante, car c’est cette utilité sociale qui lui permet de trouver acquéreur sur le marché. Néanmoins ce n’est pas cette utilité qui définit la quantité de richesse qu’elles renferment. Comment comparer et traduire sous forme « richesse » l’utilité que revêt un rouleau de tissu pour un tailleur ou celui d’un costume pour ses clients ? In fine, cette richesse se trouve déterminée par ce contre quoi une marchandise peut être échangée ; ainsi, lorsqu’on détermine la quantité de richesse contenue dans une marchandise en vue de la vendre, de l’acheter ou de la troquer, on parle de sa valeur d’échange. Si cette « richesse » apparait sous cette forme particulière dans le rapport social qu’est l’échange, elle existe néanmoins déjà au préalable de sa mise en vente. Nul besoin de mettre effectivement en vente deux marchandises pour savoir qu’un costume travaillé et confectionné par une couturière aune valeur supérieure à celle du simple rouleau de tissu à partir duquel il a été confectionné.   

Reprenant l’analyse d’économistes classiques comme D. Ricardo ou A. Smith, K. Marx est convaincu que cette valeur provient du travail accumulé nécessaire à la production de cette marchandise[3]. En effet, les matières premières tout comme les machines et l’électricité utilisées pour produire une marchandise ont une valeur, car elles cristallisent le travail passé de travailleurs employés pour les extraire ou les produire. In fine, l’ensemble de la valeur créée provient du travail humain. Contrairement à ce qu’elle semble être de prime abord, la valeur est donc avant tout le résultat d’un « rapport social entre les hommes qui prend une forme matérielle »[4] et non une propriété particulière contenue dans une marchandise.

Ainsi, la valeur d’une marchandise est définie par le temps de travail moyen socialement nécessaire à sa production, c’est-à-dire le temps exigé par un « travail, exécuté avec le degré moyen d’habileté et d’intensité et dans des conditions qui, par rapport au milieu social donné, sont normales »[5]. Dans ce cadre, le prix d’une marchandise n’est que la traduction de sa valeur sous une forme monétaire. Il est une mesure de la valeur sous la forme de cet équivalent général qu’est l’argent. Néanmoins, Marx affirme également qu’« il est possible qu’il y ait un écart, une différence quantitative entre le prix d’une marchandise et sa grandeur de valeur. […] Des choses qui, par elles-mêmes, ne sont point des marchandises, telle que, par exemple, l’honneur, la conscience, etc., peuvent devenir vénales et acquérir ainsi par le prix qu’on leur donne la forme marchandise. Une chose peut donc avoir un prix formellement sans avoir une valeur »[6]. Les variations du marché, les jeux de concurrence, d’offres et de demandes s’exprimeraient donc au sein de cet écart entre valeur et prix. Dans tous les cas, la valeur d’une marchandise reste déterminée par la quantité de travail humain nécessaire pour la produire. Cette valeur constitue tout au plus l’axe autour duquel gravite le prix.

Dans une opposition à Marx et à ses prédécesseurs, les économistes néo-classiques de l’école marginaliste ont choisi de considérer la valeur d’une marchandise comme n’étant en rien déterminée par le travail nécessaire pour la produire, mais uniquement par son utilité. L’utilité d’une marchandise s’estompant au fur et à mesure de la consommation de chacune unité supplémentaire, sa valeur décroitrait également. Selon eux, la valeur d’un objet ne proviendrait pas des contraintes liées à sa production, mais uniquement du jugement subjectif du consommateur envers elle et ce qu’en conséquence il est prêt à payer pour l’acquérir. « La valeur n’est pas intrinsèque, elle n’est pas dans des choses. Elle est en nous ; elle est la façon dont l’homme réagit aux conditions de son environnement »[7]. Pour eux, il n’existerait pas de loi de la valeur, car cette dernière est purement subjective, seul le prix existe et se doit d’être étudié.

Plutôt que d’être réellement opposées, ces deux approches n’ont tout simplement pas le même objet d’étude. Marx « examine les lois qui régissent les phénomènes sociaux, en faisant abstraction de leur rapport avec les phénomènes qui relèvent de la conscience individuelle »[8], tandis que les marginalistes se concentrent uniquement sur le rapport individuel à la marchandise en négligeant les phénomènes sociaux. Alors que Marx part du rapport social qu’est la production, les marginalistes partent du rapport particulier à la consommation pour tenter d’expliquer le système économique dans son ensemble. Étudier un atome isolé peut-être riche d’enseignement pour comprendre de quoi il est constitué, mais cela ne dit que peu sur la physique moléculaire et comment les molécules interagissent entre elles. De plus, il est impossible de produire une théorie vraisemblable expliquant l’ensemble de l’univers observable en se concentrant uniquement sur l’étude de l’infiniment petit. C’est comme si, à force de se concentrer sur les atomes que constituent les choix de consommation individuels, certains marginalistes avaient fini par se convaincre que l’étude des molécules ne revêtait aucun intérêt[9]. L’approche marginaliste ne remet en rien en cause la théorie de la valeur de Marx. Affirmer cela équivaudrait à déclarer que l’existence de la psychologie invaliderait celle de la sociologie. L’école marginaliste se pose simplement dans un référentiel différent. Elle se questionne sur les mécanismes individuels justifiant la réalisation de la valeur, c’est-à-dire la vente, et non sur ce qui confère socialement à une valeur à une marchandise. Le problème reste entier et s’épaissit dès qu’on pénètre au sein des marchés financiers.

loi de la valeur promethee gustave moreau
Gustave Moreau, Promethée (1868) Paris

Valeur et marchés financiers.

Dans le cadre de l’analyse proposée par Marx, les titres boursiers, créances, dettes et autres actions circulant sur les marchés financiers possèdent un statut quelque peu particulier : ce sont des marchandises comme les autres, mais dont la valeur n’est pas principalement déterminée par le travail humain nécessaire pour les produire. La valeur d’une action ou d’une dette n’est pas seulement définie par la quantité de travail des comptables, des avocats, des financiers et des commissaires permettant l’entrée en bourse d’une société ; elle est principalement déterminée par l’anticipation de ce que ce titre va rapporter comme intérêt à celui qui prête de l’argent. En effet, l’actionnariat n’est pas fondamentalement différent de n’importe quel type d’emprunt ou d’hypothèque. L’actionnaire prête de l’argent à l’entreprise contre une partie de la propriété de son capital. Les actions représentent ce droit de propriété tout en donnant accès à une part des profits à venir d’une entreprise (le dividende). Si l’entreprise contracte un prêt, pour financer son investissement par exemple, une créance l’engage à rembourser sa dette grâce à ses futurs gains. On constate donc qu’une action n’est rien d’autre qu’une dette perpétuelle dont l’intérêt est déterminé par les profits de l’entreprise. Qu’on soit dans le cas d’une dette ou d’une action, le paiement effectif des intérêts espérés par l’investisseur dépend des futurs gains dégagés par l’entreprise. Ces bénéfices futurs sont donc dépendants de l’activité réelle de l’entreprise et donc du travail de ses salariés.

Ainsi, selon la loi de la valeur, le capital financier correspond essentiellement à un droit de propriété sur le futur travail productif d’autrui. L’intérêt que permet de dégager un investissement boursier, qu’il soit sous forme de dette ou d’action, reste totalement tributaire des gains générés par l’économie dite productive. 

Dès lors l’explosion des valeurs boursières constatée en 2020-2021, alors même que la production marchande se trouve à l’arrêt, pose question. Comment les marchés financiers ont-ils pu battre tous les records de rendement avec une économie mondiale subissant sa pire récession depuis la Seconde Guerre mondiale ?  Est-ce à dire que la loi de la valeur se trouve invalidée par les faits ou existe-t-il d’autres facteurs ? Nous verrons rapidement que les divers plans de relance étatiques injectant des milliers de milliards de dollars fraichement créés sur les marchés y sont pour beaucoup. Néanmoins, cet écart croissant entre bonne santé du capitalisme financier et marasme économique est-il tenable ? Une crise économique de grande ampleur est-elle inévitable à moyen terme ou le marché est-il en capacité de se stabiliser et d’absorber les pertes de l’économie réelle liée à la pandémie ? Pour répondre à cet ensemble de questions, nous avons décidé de proposer cet ouvrage comme une plongée progressive dans les engrenages liant marchés financiers et production marchande.

Avant de pénétrer en détail dans leur fonctionnement et dans les relations qu’ils entretiennent, il convient de définir plus précisément ces termes économiques et ce qu’ils recoupent.

Capitalisation boursière et capital productif d’intérêt

Les marchés financiers se présentent avant tout comme un lieu où l’on achète et vend différents types de dettes et titres de propriété. Les actions notamment, représentant une fraction du capital d’une entreprise donnée, y prennent une place centrale. La valeur cumulée de l’ensemble des actions disponibles d’une société est appelée capitalisation boursière ; elle correspond à ce qu’il faudrait théoriquement payer pour acheter la totalité des actions d’une société, c’est-à-dire posséder la totalité de son capital. Cette capitalisation boursière est généralement considérée par les investisseurs comme révélatrice de la santé d’une entreprise, même si nous verrons que ce sentiment relève plus du faux-semblant que de l’analyse.

Posséder une action donne droit à son détenteur de récupérer une partie du profit générée par l’entreprise. Cette part des profits répartis proportionnellement entre l’ensemble des possesseurs de ce capital prend classiquement la forme de dividendes. Pour l’investisseur, s’intéresser en détail à la société sur laquelle il place son argent est facultatif. Les sommes qu’il a investies dans l’achat d’actions ou de dettes se présentent comme du capital porteur d’intérêt. À ses yeux, ces dernières donnent l’impression de prendre de la valeur toutes seules, d’être « de l’argent produisant de l’argent »[10] sans relation apparente avec l’activité réelle de l’entreprise.

Si, dans certaines entreprises, les dividendes reversés aux actionnaires ne représentent qu’une partie du profit reversé aux possesseurs du capital financier, au sein des sociétés par actions cette distinction n’est plus de mise. En effet, la totalité du profit non réinvesti est reversée sous forme de rémunération aux actionnaires, y compris au dirigeant de l’entreprise qui se transforme alors en simple manager. Ce dernier récupère la plus-value grâce à des stock-options et via l’augmentation du cours des actions qu’il possède. Dès le milieu du XIXe siècle, Marx avait déjà vu poindre cette évolution, il la décrivait ainsi :

« Transformation du capitaliste qui exerce ses fonctions en un simple manager, dirigeant, gestionnaire de capitaux étrangers, et du propriétaire capitaliste en un simple propriétaire, un simple capitaliste de l’argent. Même si les dividendes qu’ils reçoivent comprennent les intérêts et le profit d’entreprise, c’est-à-dire la totalité du profit (car, le salaire du manager est, ou ne devraient être, qu’un simple salaire pour un certain type de travail qualifié, dont le prix est réglé sur le marché du travail, comme pour n’importe quel autre travail), ce profit total n’est perçu que sous la forme d’intérêts, c’est-à-dire comme une simple indemnisation de la propriété du capital ; »[11]

Le profit qui n’est pas réinvesti dans le fonctionnement de l’entreprise, que ce soit dans son développement, ses fonds propres ou son personnel, se trouve ainsi reversé aux détenteurs d’actions. Il n’existe plus de différence réelle entre le patron propriétaire de l’entreprise et les autres actionnaires, si ce n’est le nombre de parts qu’il possède. Si le propriétaire effectue un travail de gestion de son entreprise, il effectue un travail de manager qui pourrait être réalisé par n’importe quel autre travailleur qualifié.

Les investisseurs, quelle que soit la nature de leur investissement, s’attendent ainsi à ce que les profits de l’entreprise croissent pour que leur capital investi fasse de même à travers cette rémunération ; mais dans le cadre des investissements boursiers, ils espèrent avant tout une augmentation du cours de l’action ou du titre pour pouvoir le revendre plus cher que le prix auquel ils l’ont acheté.

Qu’est-ce que le capital fictif ?

Les investisseurs s’avèrent généralement plus enclins à placer leur capital dans une entreprise générant d’importants profits par son activité, bien que ce ne soit pas ce qui détermine intrinsèquement la valeur de l’action. Une injection importante de monnaie nouvellement créée sur les marchés financiers peut faire augmenter le cours d’une action de manière bien plus significative que n’importe quelle attractivité générée par le profit d’une entreprise. En effet, la très grande majorité du capital financier en circulation s’avère également être ce que K. Marx appelait du capital fictif[12]. Ce concept de capital fictif n’est, par ailleurs, pas propre à K. Marx, puisqu’on le retrouve également sous la plume de nombreux économistes libéraux et néo-libéraux[13].

Fictif, car, à l’inverse d’un prêt à long terme, les sommes mobilisées ne peuvent pas être utilisées directement par l’entreprise pour développer ses investissements productifs. Impossible d’utiliser directement la croissance du cours de son action pour acheter des locaux, des machines ou pour payer sa main d’œuvre. Si l’augmentation de la capitalisation boursière change la valeur d’une entreprise, elle ne modifie pas les fonds qui sont à sa disposition pour développer son activité.

Fictif également, car ce capital se révèle créé à partir de rien, son détenteur originel n’ayant même pas besoin de le posséder pour en être considéré comme le propriétaire. Ainsi le capital fictif est du capital producteur d’intérêt, mais l’inverse n’est pas nécessairement vrai.  Le capital fictif pourrait être résumé à de la monnaie que le créancier prête sans posséder, les actions et titres fonctionnant de la même manière qu’un emprunt. Une banque n’a pas besoin de posséder comme épargne l’argent qu’elle prête à ses clients, tout comme une entreprise cotée effectuant une recapitalisation boursière n’a pas besoin d’augmenter son capital productif pour créer de nouvelles actions (cf. Chapitre 4).

« Dans ce système de crédit, tout peut doubler et tripler, et se changer en pure chimère. […] Toute relation avec le véritable processus de valorisation du capital a ainsi disparu et l’idée d’un capital qui fructifie automatiquement s’en trouve renforcée. »[14] ;

Mais cela reste une « idée », une conception illusoire se formant au sein de l’esprit des investisseurs aussi appelé fétichisme du capital à intérêt (cf. chapitre 1). En effet, selon Marx, ce capital fictif représente avant tout une anticipation sur des revenus futurs. Malgré le fait que ce capital fictif se trouve comme créé ex nihilo, la possibilité pour l’emprunteur de payer l’intérêt du prêt qu’il s’engage à régler au créancier reste tributaire des gains qu’il entend tirer de son activité. La forme que prend le capital fictif ne modifie pas cet état de fait. Posséder des actions d’une entreprise donne un droit sur les profits à venir ; les intérêts sur une créance se doivent d’être remboursés avec l’argent qui sera gagné ; l’intérêt de la dette publique sera payé par la levée d’un prochain impôt ; ainsi, son propriétaire possède en réalité le droit de récupérer une part fixe d’une future collecte de taxes.

Tous ces titres [actions, dettes publiques, obligations…] ne représentent rien d’autre que des créances accumulées, des droits juridiques sur une production future, dont la valeur monétaire ou capitalistique tantôt ne représente aucun capital comme dans le cas de la dette publique, tantôt est déterminée indépendamment de la valeur du capital réel qu’ils représentent[15].

Même si ce capital fictif est créé pour investir sur les marchés financiers, si un investisseur emprunte de l’argent pour racheter des actions ou la dette d’une entreprise, le capital fictif sur le marché s’en trouvera multiplié, mais en dernière instance, il demeurera une anticipation sur les revenus futurs de l’entreprise en question. Ainsi et malgré cette nature que l’on pourrait trouver éthérée, selon Marx ce capital fictif ne peut être déconnecté de l’activité réelle et donc de la production. De plus, il demeure également du capital investi et joue aujourd’hui un rôle central bien qu’indirect dans la production, ce que nous détaillerons au sein de cet ouvrage.

Production marchande et capital réel

Pour ne laisser aucune ambiguïté et après avoir défini ce que Marx entend par capital producteur d’intérêt et capital fictif, il convient maintenant d’expliciter le sens exact que revêtent les termes de capital réel et de capital productif. Le sens de ces notions semble de prime abord évident, mais lorsqu’on les scrute de plus près, elles s’avèrent en réalité plus ambiguës et polysémiques qu’il n’y parait. De fait, le capital productif représente la valeur monétaire de « l’ensemble des facteurs de production utilisés pour produire des biens et des services destinés à être échangés ou vendus »[16]. Il s’agit donc de l’ensemble des biens possédés par l’entreprise qui lui servent à produire (locaux, machines, matières premières, etc.), mais également de la part du capital utilisé pour acheter la force de travail des salariés permettant à l’entreprise de produire des marchandises.

Néanmoins, cette définition large fait l’impasse sur un problème majeur : elle englobe indifféremment tout type d’activité et laisse fondamentalement de côté la question de celles qui peuvent être considérées comme productives ou non. Dans le langage courant, la différence entre activités productives et improductives se pose le plus généralement dans un rapport d’utilité vis-à-vis de la société. Indifféremment, un retraité, un chômeur ou quelqu’un qui occupe un emploi quelconque, mais ne produit pas assez au regard de ses collègues, se trouvent taxé « d’improductifs ». D’autres fois, ce sont les activités considérées comme dispensables à la société qui sont qualifiées de la sorte. Selon les critères moraux et l’idéologie de la personne qui utilise ce terme, les artistes, les banquiers, les contremaitres, les policiers ou les professeurs seront ainsi qualifiés d’improductifs. Cette définition vernaculaire se retrouve souvent construite en opposition à celle valorisée du travailleur productif vu comme travailleur manuel. L’activité improductive devient alors celle qui ne sert pas à fabriquer de marchandises matérielles de ses mains habiles.

Pour Marx, la définition de ce qui transforme une activité quelconque en un travail productif se situe loin de ces considérations morales. Son but reste de dévoiler en profondeur le fonctionnement du système économique et pour cela seul lui importe de savoir quel « travail est productif du point de vue du capital. ». Dans ce cadre :

« La production capitaliste n’est pas seulement production marchandises, elle est par essence production de plus-value. Le travailleur ne produit pas pour lui, mais pour le capital. Il ne suffit donc plus qu’il produise en général, il doit produire de la plus-value. Donc n’est censé être productif que le travailleur qui rapporte une plus-value au capitaliste, ou dont le travail féconde le capital. »[17]

Ainsi pour le capital « seul est productif le travailleur qui dépense sa force de travail pour créer directement de la plus-value »[18]à travers la production de marchandises, c’est-à-dire les activités salariées où l’ensemble du travail effectué n’est pas totalement rémunéré par l’entreprise qui emploie le travailleur.

Prenons un exemple simple, car « un bon croquis vaut souvent mieux qu’un long discours ». Lorsqu’une société de plomberie signe un contrat avec un particulier, pour lui changer sa baignoire par exemple, les sommes payées par le client à l’entreprise ne partent pas dans la poche du technicien chargé d’effectuer ce travail manuel d’installation. Il ne récupère pas la totalité du fruit de son travail. L’entreprise ne paye qu’un salaire mensuel à cet ouvrier, parfois agrémenté de quelques primes. Ce salaire ne représente qu’une partie de la journée de travail de ce technicien, le reste étant récupéré par l’entreprise. Reprenant les travaux de l’économiste Jean de Sismondi, Marx décide d’appeler ce temps de travail effectué par l’employé, mais non payé en salaire : le surtravail ; et la valeur qui y correspond : la plus-value. Pour la majorité des sociétés, c’est grâce à cette plus-value récupérée qu’il est à la fois possible de rémunérer ceux qui possèdent l’entreprise, mais également de réinvestir dans leur capital et de leur permettre de se développer. Finalement, c’est cet écart entre le salaire et la valeur réelle du travail accompli qui permet de créer de la valeur supplémentaire, valeur qui se retrouve comme cristallisée au sein des marchandises produites. Ainsi le capital investi directement dans les machines, les matières premières, les salaires, etc. qui permettent de générer cette plus-value se trouve qualifié de productif ou, en opposition au capital fictif, de capital réel

Pour que la plus-value extraite lors du travail productif soit réalisée, c’est-à-dire transformée en argent et ainsi que cet argent puisse ensuite être réinvesti, il est également nécessaire que la marchandise produite soit vendue. Cet acte essentiel pour le capitalisme qu’est la vente est également appelé réalisation de la valeur. Pour que cette vente ait lieu, il faut que l’acheteur trouve dans cet achat une utilité quelconque (donc une valeur d’usage). Il est également nécessaire que cette marchandise soit disponible pour le vendeur, mais également qu’elle soit suffisamment mise en avant par rapport à la concurrence d’autres marchandises disponibles sur le marché, pour trouver preneur. Au sein du système capitaliste, l’utilité d’une marchandise ne sert qu’à réaliser la valeur. Peu importe l’utilité sociale que revêt cette marchandise ou si cette marchandise est matérielle ou immatérielle. À partir du moment où elle permet de créer de la valeur, le travail nécessaire à son élaboration et le capital mis en mouvement pour la produire est considéré comme productif. (Pour plus de détail sur la question de ce qui peut être considéré ou non travail productif, nous renvoyons aux textes situés en appendices).

Réalité et réfutabilité de l’économie politique.

Aussi solide qu’une théorie puisse paraitre en principe, elle n’en est pas forcément effective pour autant. Notre objectif ici n’est pas seulement de proposer une analyse crédible du fonctionnement actuel du capital fictif en partant des thèses de Marx, mais également de mettre en place les cadres permettant la vérification de cette analyse et donc in fine de ces thèses.

Au cours de cet ouvrage, nous avons souhaité procéder de manière hypothético-déductive. Dans un premier temps, en partant d’une analyse marxienne des faits économiques, nous élaborerons des thèses visant à expliquer la relation entre création de valeur et évolution contemporaine des marchés financiers notamment sur les entreprises les plus imposantes.

De ces thèses et par le truchement de plusieurs indices d’évaluation, nous déduirons, dans un deuxième temps, les conséquences pratiques qu’un tel fonctionnement induirait sur les marchés et l’économie.

Les conjectures ainsi produites nous permettront dans un troisième temps d’en proposer des critères expérientiels pouvant être réfutés ou non par les faits à venir.

En effet, il nous semble nécessaire que les thèses proposées ici pour expliquer le fonctionnement actuel du système capitaliste souscrivent aux critères de scientificité et notamment au principe de réfutabilité empirique (falsifiabilité) mis en avant par K. Popper (K. Popper, 1963[19]). Pour ce dernier : « Une proposition ne constitue un énoncé empirique portant sur la réalité que s’il est empiriquement falsifiable, c’est-à-dire s’il peut entrer en conflit avec l’expérience » (K. Popper, 1931[20]). Pour souscrire à une certaine rigueur scientifique, il est donc nécessaire qu’une théorie économique puisse être invalidée, réfutée et testée par l’évolution à venir du capital lui-même et de l’économie capitaliste.

« À partir de l’hypothèse à tester […], nous déduisons une prévision. Puis nous confrontons cette prévision, toutes les fois que cela est possible, avec les résultats des observations expérimentales ou autres. On considère que l’accord corrobore l’hypothèse, sans être une preuve définitive ; et qu’un désaccord manifeste une réfutation ou une falsification » (K. Popper, 1956[21]).

C’est ce que nous chercherons à faire dans cet ouvrage. Les évènements économiques futurs permettront ainsi de considérer les thèses avancées comme « corroborées » ou infirmées par les faits et, dans ce dernier cas de figure, de se poser la question de savoir si elles sont fausses ou seulement incomplètes. Malgré le fait que K. Popper réfute au marxisme, ou plus précisément au « socialisme scientifique », sa scientificité et le considère comme pseudo-scientifique, il nous semble qu’au moins une partie de l’approche épistémologique de ce philosophe demeure pertinente. Si Popper souligne la non-réfutabilité de certaines thèses marxistes, au même titre qu’à d’autres domaines comme la psychologie freudienne, il concentre principalement sa critique sur les prédictions historiques de Marx. Il juge ainsi ces dernières prophétiques, car se présentant comme inéluctable, l’avènement inexorable de la société communiste étant la première d’entre toutes. Ce caractère inéluctable de l’historicisme marxiste s’incarne par exemple parfaitement dans la célèbre phrase de A. Bordiga pour qui « est révolutionnaire celui pour qui la révolution est tout aussi certaine qu’un fait déjà advenu » (A. Bordiga, 1960[22]). Popper de son côté affirmait a contrario que « le fait que nous sachions prévoir les éclipses ne nous autorise donc pas à espérer pouvoir prédire les révolutions » (K. Popper 1963).

Si cette attaque semble justifiée, quoique critiquable, pour ce qui est des prévisions politiques – le caractère non-scientifique d’une prédiction historique ne lui enlevant pas pour autant sa pertinence politique –, elle est plus discutable pour ce qui est des prédictions économiques techniques issues d’une application des thèses marxistes telles que nous essayons de les présenter ici. Prédire les crises à venir d’un système dynamique tel que le capitalisme est autrement différent en termes de scientificité que d’affirmer l’inéluctabilité de la révolution mondiale qui y mettra fin. Dans ce premier cas, il nous semble qu’en utilisant les outils de mesure adéquats, il existe peu de différence entre prédire un krach boursier, une éclipse ou la météo[23]. Dès lors il s’agirait ici plus d’établir une prévision scientifique qu’une prédiction historique.

Maintenant que nous avons expliquéles concepts de capital fictif et de capital réel proposé par K. Marx, il convient de les confronter à leurs formes modernes.

Nous avons souhaité présenter une lecture matérielle de la physiologie des marchés financiers et des relations qu’ils entretiennent avec l’économie productive telle qu’elle se présente aujourd’hui. Ainsi, nous avons fait le choix de détailler certains mécanismes pour en comprendre les rouages et les regarder à travers le prisme d’analyse des théories proposées par K. Marx. Au-delà d’une simple description « radicale », c’est-à-dire d’une description qui « prend les choses par la racine »[24], nous avons choisi de proposer une lecture historique en utilisant les données produites par le système lui-même pour s’autoévaluer. Cette méthode permet de ne pas nous cantonner à une approche théorique des sciences économiques, mais d’en offrir une lecture concrète expliquant les logiques actuelles des agents économiques et dans un second temps, d’en produire des conjectures.

loi de la valeur caravagge
Caravaggio, La flagellation du Christ (1607) Napoli

[1]La question est déjà soulevée sous forme de prémice dès le IVe siècle a.C par Aristote dans Politique. Il est alors question de différents usages d’un objet, mais pas encore de différentes valeurs. Aristote considère déjà l’existence pour « chaque objet susceptible d’être possédé » d’ « une double manière de l’utiliser […] Une sandale peut servir de chaussure, mais aussi d’objet d’échange » … Marx transforma cette dichotomie des différent en usages en différentes valeurs : valeur d’usage et valeur d’échange.

[2] K. Marx Critique de l’économie politique (1859), Galimmard, Pleiades T.1, p 277. Trad. M. Rubel. & L. Evrard

[3] Les conceptions de ces trois économistes classiques à propos de la « valeur-travail » sont différentes, mais se succèdent et se fondent sur le socle commun affirmant que « le travail est la mesure de la valeur échangeable de toute marchandise » (A. Smith, De la richesse des nations) ou encore que « la valeur d’un bien, ou d’une quantité de n’importe quel autre bien contre lequel il peut être échangé, dépend de la quantité relative de travail nécessaire à sa production ». (D. Ricardo, Des principes de l’économie politique et de l’impôt.)

[4] Isaak Roubine, Essai sur la théorie de la valeur de Marx, Syllepse. P 103.

[5] Karl Marx, Le capital livre I, folio, t.1 p.55.

[6] Karl Marx, Le capital livre I t.1 p.188-189

[7] Ludwig von Mises, Théorie et Histoire

[8]  N. Boukharine, Economie politique du rentier

[9] À l’instar de Karl Marx et de Mylène Gaulard, nous choisirons de nommer ces derniers « économistes vulgaires ».

[10] Karl Marx, Le capital Livre III, Section V, Chapitre XVI, « Le capital porteur d’intérêt ».

[11] Karl Marx, Le Capital livre 3 p.1669.

[12] Karl Marx, Le capital Livre III, Section V, Chapitre XVI, « crédit et capital fictif ».

[13] À l’instar de Friedrich Hayek qui utilise ce concept notamment dans profit, interest and investissement and other essays on the theory of industrial fluctuation (1939). Il y cite notamment Lord Lauderdale (p.190) économiste libéral également cité par Marx qui écrivait en 1811 dans le Bullion Report : « l’acte par lequel une banque augmente le moyen de circulation dans un pays, elle émet au sein de la communauté une masse de capital fictif, qui ne sert pas seulement de moyen de circulation, mais crée une masse de capital additionnel destiné à être utilisé de toutes les façons dont le capital peut être employé ». Pour plus de détails sur le sujet cf. le chapitre 3 de l’ouvrage de Cédric Durand, Le capital fictif, comment la finance s’approprie notre avenir, prairies ordinaires, 2014

[14] Karl Marx, Le capital Livre III, Section V, Chapitre XVII, p.1197 pleiade. p.1755. p.1197 pleiade.

[15] Karl Marx, Das Kapital Buch 3, Neunundzwanzigstes kapitel « Bestandteile des Bankkapitals », traduction originale. Ce passage a étrangement été tronqué par M. Rubel lors de la traduction française pour les éditions la Pléaide/Folio. En revanche il se trouve présent dans la traduction des Editions Sociales. Nous avons choisi ici de traduire directement de l’allemand pour plus de clarté.  

[16] L’économie vulgaire décide de distinguer la production marchande et non-marchande. La première regroupant la production de biens et services destinés à être vendus sur un marché, la seconde les biens et services « gratuit ou quasi-gratuit échangés contre une contribution inférieure à 50% de leur coût de production » (source : fiche thématique production marchande de l’INSEE). Ainsi cette définition intègre dans la production non-marchande et de manière indifférenciée aussi bien le travail du gendarme, que celui l’employé des postes transportant le courrier ou encore le travailleur agricole si 50% des coûts de production de son patron s’avèrent couvert par des subventions européennes. Accepter cette définition c’est ainsi se retrouver bloqué dans une impasse où le caractère productif d’une activité est uniquement déterminé en fonction de degré de libéralisation du marché et du montant des financements accordés par l’Etat.

[17] K. Marx, Théorie sur la plus value T.1, Editions sociales.

[18] K. Marx, Œuvres II, « Matériaux pour l’économie », la pléiade, p.387.

[19] Karl Popper, Conjectures et réfutations, Payot 1994 (1er ed. 1963).

[20] Karl Popper, Les deux problèmes fondamentaux de la théorie de la connaissance (1931).

[21] Karl Popper, Misère de l’historicisme, 1956.

[22] Il Programma Comunista n°19, 1960

[23] Nous ne reviendrons pas plus en détails ici sur les travaux de Popper. Bien qu’intéressante, la critique et l’intérêt épistémologie que revêtent ces thèses ne sont pas l’objet de cet ouvrage. Sur K. Popper spécifiquement, nous conseillons pour ceux que ça intéresse, la lecture des ouvrages suscités ou de la thèse de J.M. Bechet, Le critère de démarcation de K. Popper et son applicabilité, 2013

[24] K. Marx, Critique de la philosophie du droit de Hegel

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Ecrit par
Ben.Malacki
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Citation

Tu ne pourrais pas désirer être née à une meilleure époque que celle-ci où on a tout perdu

— Simone Weil, Cahiers

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