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« La démocratie consiste d’abord à fonder un pouvoir légitime : seul légitime, et partant souverain. Elle est donc essentiellement un système d’autorité. »
Jacques Chirac, 1977
Nous republions ici plusieurs longs extraits choisis du texte Quoi qu’il en coûte, le virus l’état et nous rédigé par Tristan Leoni et Céline Alkamar et publié sur le site DDT21.noblog.org. Nous vous invitons à aller le lire dans son intégralité sur DDT21 ou encore à suivre le débat qu’il a pu générer dans les commentaire du site dndf : http://dndf.org/?p=18497
Des règles de confinement ont été imposées à une très large partie de la population en France le 17 mars, et renforcées une semaine plus tard par un état d’urgence sanitaire qui donne d’importants pouvoirs à l’exécutif pour une durée de deux mois. Des mesures « répressives » ont été instaurées dans de très nombreux pays à travers la planète ; en France, le confinement se matérialise par un certain nombre d’interdits : celui de se rassembler, de sortir de chez soi ou de se déplacer sur le territoire en dehors des raisons de travail, de nécessité stricte… et d’activité sportive ou de promenade ; interdits assortis d’un couvre-feu nocturne dans certaines villes, et eux-mêmes matérialisés par la mise en place de sanctions pénalisant leur dépassement1 – un mécanisme qui, en France, ne déroge pas à ce qu’il est convenu d’appeler « l’État de droit » (c’est-à-dire que l’État se refuse à contrevenir aux règles de droit qu’il s’est fixées).
Des sondages (à prendre avec les pincettes habituelles) indiquent que lors des quinze premiers jours de leur confinement 93 à 96 % des Français y étaient favorables, et que plus de 80 % souhaitaient un durcissement de ces mesures (tel que demandé par de nombreux personnels soignants)2. Il faut reconnaître que, parmi les pays ayant adopté la stratégie du confinement, l’État français n’est vraiment pas le plus strict quant à son application (en matière policière et judiciaire) et aux restrictions qu’il impose – aussi ce que d’aucuns qualifient de fasciste, d’autres le considèrent laxiste. Et si les policiers restent fidèles à eux-mêmes, avec leurs contrôles visant en priorité les prolétaires (surtout ceux issus d’une immigration extra-européenne) et leurs agissements arbitraires, dans de nombreuses villes petites et moyennes on s’étonne de voir beaucoup moins de flics qu’auparavant. On est très loin des patrouilles quadrillant les villes et matraquant chaque passant croisé comme on peut les voir en Inde, ou des cinq ans de prison que l’on risque en Russie pour non-respect du confinement.
Pourtant, des tentatives brouillonnes de gérer la crise, certains déduisent que nous serions désormais en route vers une dictature3… On se demande bien pourquoi les capitalistes français en ressentiraient le besoin, alors que depuis vingt ans, de manière très démocratique, les gouvernements successifs mènent avec succès une guerre impitoyable aux prolétaires et que ceux-ci perdent quasiment chaque bataille, surtout les plus stratégiques – la révolte des Gilets jaunes n’étant malheureusement pour l’instant qu’une exception qui confirme que les prolétaires français sont globalement soumis, écrasés socialement par des années de baisse de leur pouvoir d’achat, de chômage, de précarité et, qui plus est, sont conscients d’être dotés d’organisations syndicales à bout de souffle, et dépourvus d’espoir politique. Il faut être bien piètre observateur et analyste (ou idéologue auto-intoxiqué) pour croire que les mesures de confinement visent à accroître le contrôle et l’obéissance de la population, que cette limitation de la liberté (des déplacements) vise à faire taire les critiques du capitalisme.
En matière d’obéissance et de décervelage, l’État dispose déjà d’outils particulièrement puissants : treize à quatorze ans d’endoctrinement quasi quotidien pour chaque citoyen (l’Éducation nationale), les médias, le sport, la culture, la famille, les tablettes, Pornhub, la 4G, bientôt la 5G, etc. En réalité, il n’y a pas de rupture ; l’isolement et la fragmentation, le fait de rester chez soi, la peur des autres, les contraintes du flicage, la vie réduite au virtuel, tout cela n’est qu’une version plus intense du réel que les prolétaires vivaient avant, qu’ils acceptaient et que, globalement, ils acceptent aujourd’hui.
En outre, la crise du Covid-19 met partiellement à l’arrêt une partie des outils de l’État, et ce n’est pas la moindre des incohérences de son « plan machiavélique » ou de sa stratégie « liberticide ». On notera par exemple le fait qu’une partie de son appareil répressif, en particulier les tribunaux, a été mise au ralenti et que plusieurs milliers de taulards ont été libérés à titre exceptionnel ; que les mesures de confinement touchent actuellement 10 000 policiers (et des centaines de militaires), parfois des unités entières, à la suite de cas de suspicion de coronavirus ; que le ministère de l’Intérieur a (au moins début) renoncé à imposer le confinement dans certains quartiers, en particulier ceux où vivent des prolétaires issus d’une immigration extra-européenne, tout simplement parce qu’il ne dispose pas des moyens matériels et humains pour le faire4 ; que le Conseil d’État a rejeté la demande de confinement total déposée par plusieurs syndicats de médecins (22 mars) ; que dans certaines villes où la municipalité avait décrété un couvre-feu afin de renforcer le confinement, cette décision a été annulée par le préfet (c’est le cas pour Aubervilliers par exemple) ; que la période de confinement, c’est aussi la perturbation de certaines des institutions les plus aliénantes de la société : au-delà de l’école, on pense évidemment à la consommation, à l’enseignement religieux, aux messes, prêches et autres prières collectives. Enfin, que l’arrêt d’une grande partie de la production et de la consommation ne semble pas, pour l’heure, apporter de grands bénéfices aux capitalistes.
Oui, évidemment, l’État utilise des policiers pour tenter de faire respecter le confinement5. Oui, évidemment, l’État profite de la situation pour tester de nouveaux dispositifs tels que l’utilisation de drones pour surveiller et apostropher des passants, ou une collaboration plus étroite avec les opérateurs téléphoniques pour la gestion des masses (statistiques, dynamique des mouvements, etc.), ou encore le tracking… oui, évidemment, la police fait des progrès constants dans la répression depuis le xixe siècle. Mais, au-delà de la propagande, des médias et des amendes, le déploiement militaro-policier est l’outil de base de l’État pour imposer des mesures exceptionnelles et contraignantes (ici le confinement) à des « individus » libres et égaux tels que les a forgés le mode de production capitaliste (au détriment des groupes et communautés préexistants6). Si l’État arrivait au même résultat avec de gentils animateurs, ne serait-ce pas pire ? Tout cela est en tout cas sans commune mesure avec le quadrillage des villes mis en œuvre dans une dictature comme la Chine ; là-bas, outre la police et l’armée, ce sont aussi les milices de citoyens et les membres du parti qui concourent à l’efficacité d’une multitude de check-point à l’entrée des quartiers ou des immeubles (et quand l’État n’est pas assez ferme, ce sont de simples habitants qui s’auto-organisent pour élever des barrages ou des murs et dénoncer les « étrangers »).

L’utilisation de l’armée dans le cadre de cette crise n’a rien d’exceptionnel, quasiment tous les pays touchés y ont recouru ; mais la manière de laquelle le gouvernement français use de son outil militaire confirme son amateurisme et sa faiblesse, davantage que son autoritarisme. Le 25 mars, Macron lance l’opération Résilience, qui crée un cadre pour le soutien de l’armée aux services publics, principalement dans les domaines de la santé et de la logistique, comprenant la mise à contribution des hôpitaux militaires, l’installation (laborieuse) d’un hôpital de campagne à Mulhouse, les évacuations de malades par voies aérienne et maritime, etc. Une mobilisation en définitive assez médiocre, qui montre que les restrictions budgétaires ont également atteint le Service de santé des armées7.
Deux porte-hélicoptères sont en cours de déploiement dans l’océan Indien (Réunion et Mayotte) et dans l’archipel des Antilles pour apporter un soutien logistique aux hôpitaux de ces îles (transport de matériel sanitaire, mise à disposition d’un bric-à-brac d’hélicoptères), voire pour les délester de quelques patients classiques (mais pas ceux atteints du Covid-19) ; un envoi de navires peu adaptés, semble-t-il décidé dans la précipitation ; ils pourraient aussi éventuellement aider à l’évacuation de ressortissants français des pays de ces régions ou aider à la répression en cas d’insurrection post-confinement.
Mais ce qui a davantage fait causer sur les réseaux sociaux militants, c’est que l’opération Résilience permet aussi aux préfets de réquisitionner des militaires, non pas pour faire respecter le confinement puisque, comme on le sait, les militaires n’ont aucun pouvoir de police judiciaire, mais pour la protection des sites devenus « sensibles » ou « stratégiques ». En cette période où les entreprises de surveillance sont débordées, ils sont donc appelés à jouer, comme auparavant dans les gares, le rôle de vigiles8. C’est notamment le cas autour d’une usine produisant des masques médicaux dans le département de Maine-et-Loire, d’une usine de médicaments dans le Gard et de plusieurs hôpitaux. Plus surprenant, certains préfets ont décidé de faire patrouiller ces soldats dans des « zones commerciales» (où l’on a éventuellement pu voir des bagarres pour du papier toilette, des tentatives de cambriolage, mais, pour l’instant, pas l’ombre d’un pillage). L’effet dissuasif permet certes de soulager les patrouilles de police, mais on voit mal où l’armée a pu trouver des effectifs pour cette tâche… ; le volume des effectifs signalés par la presse et les véhicules utilisés laissent penser qu’on a pour l’instant affaire à un redéploiement d’une partie du dispositif Sentinelle9. S’il ne s’agit pas d’un simple coup de com’, cette utilisation des militaires comme vigiles de supermarchés montrerait que le niveau des forces de police est, en France, fortement dégradé10.
La mobilisation de l’armée, on le voit, est assez faible, et le rapatriement de 200 soldats d’Irak n’y change rien. En cas d’aggravation de la crise, l’armée devrait, pour accroître son soutien (par exemple dans l’évacuation des cadavres de certaines villes, comme on l’a vu en Italie), mobiliser ses réservistes, ce qui, à l’heure actuelle, n’est pas le cas, pas plus d’ailleurs celui de la gendarmerie… (qui préserve peut-être les siens pour l’après-confinement).
En réalité, le discours sur « l’État policier » ou la « militarisation » n’explique rien de ce qui se passe. Depuis des années le capitalisme fait face à une crise de la valorisation, et ses marges de négociation avec la classe du travail sont nulles. Les pays capitalistes centraux doivent gérer cette situation où les rapports de classes se tendent ; ils se dotent donc (en fonction de leurs contraintes budgétaires) de nouveaux outils répressifs pour faire face à une crise potentielle, qui, si elle éclatait, pourrait être très violente (les Gilets jaunes en ont donné une petite idée). La crise sanitaire que nous vivons aujourd’hui s’inscrit dans cette tendance historique. Le besoin croissant de contrôle des populations est, par définition, une obsession étatique, mais elle n’est pas le moteur de l’histoire, ni la raison d’être du confinement. Peu bénéfique économiquement, cette mesure est la conséquence des limites du système de santé tel qu’il est aujourd’hui (c’est-à-dire tel qu’il a été démantelé). Et c’est une contradiction de la configuration actuelle du capitalisme.
Si la France devait devenir une dictature, ce ne serait certainement pas du fait d’une hyperpuissance et d’une omniprésence de l’État français, mais, peut-être un jour, du fait de son affaiblissement généralisé, de son impossibilité d’assurer la cohésion de la société11. Nous n’en sommes pas encore tout à fait là. Une chose est certaine, ne lire le monde qu’à travers la lorgnette de la domination et de la répression n’aide pas à y voir clair dans les moments de crise12.
Tristan Leoni et Céline Alkamar pour le site DDT21.noblog.org
1Il faut toujours prendre les chiffres avec précaution, ceux donnés par le gouvernement servent aussi sa communication. Durant les deux premiers jours, 225 000 contraventions ont été dressées à l’encontre de personnes ne respectant pas le confinement, soit environ 110 000 personnes par jour. Cela peut paraître énorme, un peu moins si l’on compare ce chiffre au nombre de communes (36 000), ou au nombre de contraventions distribuées quotidiennement aux automobilistes en temps normal (74 000 par jour en 2017). Dans la période du 19 mars au 8 avril, 343 000 nouvelles contraventions sont dressées, soit environ 17 000 par jour. Faut-il en conclure, et se réjouir, que la répression est six fois moins forte qu’au début ? Que la répression a un effet pédagogique ? Que les habitants s’habituent, ont peur, prennent conscience du danger… ?
2Les moins favorables à un renforcement du confinement sont les personnes qui n’ont « pas du tout le sentiment d’être exposées ». Voir Frédérique Schneider, « Coronavirus : la grande majorité des Français est pour un confinement plus strict », la-croix.com, 24 mars 2020.
3Voire que la population serait victime d’un vaste complot totalitaire sciemment orchestré afin d’accroître sa peur et son « désir de sécurité », désir que l’État n’aurait plus qu’à satisfaire. Sans doute est-ce pour cela que le gouvernement français et les médias ont minimisé la crise pendant des semaines et que, depuis l’irruption de l’épidémie, ils multiplient les déclarations rassurantes.
4Arrêtons immédiatement les fantasmes qui expliqueraient cela par la volonté de contaminer les populations habitant ces quartiers ; si tel était le cas, ces quartiers/villes seraient hermétiquement bouclés, ce qui n’est pas le cas. Au contraire y résident nombre de prolétaires qui, quotidiennement, continuent de travailler à l’extérieur de ces zones, donc au contact du reste de la population (certaines lignes de transports en commun les reliant aux métropoles sont toujours en fonctionnement). En effet, qui va livrer des sushis aux bobos bien confinés ?
5Quelque 100 000 policiers et gendarmes mobilisés le premier jour pour faire respecter le confinement, mais, étrangement, 160 000 pour les vacances de Pâques ; contre 140 000 mobilisés pour la Saint-Sylvestre 2018 et 115 000 après les attentats de 2015. L’« impression » de flicage vient-elle vraiment d’une présence accrue de flics dans les rues ou du fait que, 90 % des passants ayant disparu, les chances de se faire contrôler se trouvent mécaniquement accrues ?
6Communautés qu’il ne s’agit aucunement de regretter ou d’idéaliser. Il ne s’agit pas non plus de dire que les humains ne seraient pas encore prêts à un autre type de fonctionnement ; simplement que leurs attitudes sont adaptées à ce monde et conditionnées par lui. Les comportements vertueux, coopératifs et solidaires, y existent aussi (ils sont d’ailleurs plus fréquents en temps de crise, comme lors de catastrophes naturelles) ; ils pourraient être tout autres, quasi hégémoniques, dans une société postcapitaliste fondamentalement différente, par exemple communiste.
7Claude Angeli, « Le service de santé militaire très gravement malade », Le Canard enchaîné, 25 mars 2020.
8Sur toutes ces questions liées à l’utilisation de l’armée, voir Tristan Leoni, Manu Militari ? Radiographie critique de l’armée, Grenoble, Le Monde à l’envers, 2018, 120 p.
9La presse évoque par exemple 200 soldats pour la région Nouvelle-Aquitaine, une vingtaine dans le Lot-et-Garonne, ou 60 dans le Gard, certains utilisant des véhicules sérigraphiés « Sentinelle » ou « Vigipirate ». L’opération Sentinelle, déclenchée en janvier 2015, prévoyait le déploiement de 10 000 soldats pour des gardes statiques et des patrouilles dans les lieux publics. Ce chiffre correspond au nombre minimal de militaires qui doivent être tenus disponibles en métropole selon le Livre blanc de 2008. Bien que mobilisant des réservistes (des étudiants ou des cadres sup’) et des personnels non combattants (des mécaniciens ou des opérateurs radio), l’armée est à la peine et, dès avril 2015, l’effectif déployé redescend à 7 000. Il est donc fort probable que c’est ce volant de 3 000 militaires qui a été remobilisé pour Résilience.
10À la suite de la révision générale des politiques publiques (RGPP), les effectifs de gardes mobiles et de CRS sont passés de 31 167 en 2008 à 26 800 en 2018.
11À la différence des périodes de guerre entraînant un effondrement rapide, il semble que le lent délitement d’un État ne favorise pas une auto-organisation « progressiste » du prolétariat, mais bien davantage l’apparition et le renforcement de nouveaux pouvoirs concurrents (mafias, milices, etc.).
12Au Portugal, le gouvernement, de gauche, suspend le droit de grève… mais régularise tous les sans-papiers.